Son ami comprenait vite.
— On fait disparaître le panneau ?
— Voilà. Il montera plusieurs voitures. Nous aurons peut-être notre chance.
— Plusieurs voitures ? C’est dangereux.
— Non. Nous allons attendre près de la pancarte. Dès qu’une voiture de sport aura pris le chemin du Parador, nous remettrons le panneau.
— Et si c’est une voiture de fauchés ?
— Tu interviendras avant le panneau.
— Ils vont me voir.
— Pour les étrangers, tous les Espagnols se ressemblent. Tu laisses monter la voiture de sport, puis tu accroches le panneau. Là-haut, on leur dira que c’est une erreur, qu’il n’y a plus de place.
— S’ils les logeaient quand même ?
Chiva haussa les épaules.
— Admettons que non. C’est au retour que nous agirons. Tu vas acheter de la peinture. Nous ne rentrerons pas à la nuit, mais pendant la sieste. On peindra des pierres, on jalonnera la route. Avec des buissons coupés, tu barreras la vraie.
— Et puis nous partirons ?
— Tout de suite après.
— Les marchandises ?
— Nous allons remplir la camionnette.
Vergara secoua la tête.
— On ne peut pas tout faire cet après-midi. Si je dois encore te descendre en bout de corde… Je serai fatigué.
Son ami battit des paupières. L’argument avait son poids.
— Nous attendrons, mais cela risque de durer trois jours. Ils ne les trouveront que demain et il y aura des allées et venues. Espérons qu’ils ne découvriront pas notre cachette.
— Les pierres ?
— Tu les jetteras dans le ravin. Ils n’y attacheront pas, d’importance et, de toute façon, tu les jetteras aussi loin que possible du véhicule.
— Si j’ai le temps.
Chiva alluma deux cigarettes, lui en passa une.
— Ça ne te plaît pas ?
— Trop rapide, grogna Vergara. Jusque-là, nous avons été de vrais renards et personne ne se doute de ce que nous faisons. Ce soir, ce sera rapide, très rapide.
— Nous n’avons pas le choix.
— Si aucune voiture intéressante ne se présente ?
— Nous attendrons demain.
Puis Vergara jura.
— Les pancartes-travaux, nous n’en aurons plus besoin ? Il vaudrait mieux nous en débarrasser.
— Arrête-toi, et jettes-en deux dans le fossé. Plus loin, tu recommenceras, mais jamais plus de deux à la fois. On pensera qu’un cantonnier a bien mal fait son travail.
L’après-midi passa rapidement. Vergara peignit une quinzaine de grosses pierres rondes, du genre de celles qui jalonnaient la route escarpée et dangereuse jusqu’au Parador. Il les regroupa dans un seul endroit, alla dégager celles qui se trouvaient en place. Dans un temps aussi bref, il n’avait pas le temps d’utiliser les mêmes. Il suffirait de donner un coup de pied à chacune pour les faire rouler dans le ravin.
Chiva, soudain perplexe, chercha son regard.
— En agissant ainsi, nous prouvons que l’accident a été voulu. Il faudra remettre les pierres en place.
— Tu t’imagines…
— Parfaitement. Tu redescendras de la mine pour le faire. Même si des voitures passent, on ne te verra pas. Nous ne pouvons pas agir autrement.
— Ce sera très long.
— Non. Cette fois, je pourrai participer au travail. Pendant que tu guetteras en haut, j’enlèverai les pierres. Tu n’auras plus qu’à mettre les autres en place. Ne t’inquiète pas, tout ira parfaitement bien, comme les autres fois.
Vers neuf heures du soir, ils descendirent jusqu’au croisement.
— Le panneau est déjà en place, dit Chiva. Cache la camionnette et va l’enlever. Si tu vois une voiture ordinaire, tu te précipites pour l’accrocher et empêcher qu’elle ne monte.
Vergara alluma une cigarette et s’approcha d’un air nonchalant de la pancarte indiquant la route du Parador. Il décrocha le petit panneau : « No hay cuartos », et s’éloigna.
Pendant une demi-heure, plusieurs voitures passèrent sans même ralentir. Puis il aperçut une grosse voiture américaine qui ralentissait, et il se précipita pour accrocher le panneau. Un gros homme jura en anglais et appuya rageusement sur l’accélérateur.
Il dut faire deux fois l’opération et commençait de maudire Chiva lorsqu’il aperçut la voiture de sport qui approchait. Il s’aplatit dans le fossé en n’osant pas regarder. Lorsqu’il aperçut les feux arrière dans le petit chemin étroit, il n’en crut pas ses yeux. Il raccrocha en vitesse le panneau, fonça vers la camionnette.
— Ça y est ? demanda Chiva. Un client ?
— Un poisson dans le filet, mais j’ai bien cru devenir fou. Maintenant, il faut grimper jusque là-bas et nous n’avons pas beaucoup de temps, même s’il se dispute avec le directeur du Parador.
— Il va redescendre fou furieux, dit Chiva avec un sourire ravi, ne se rendra même pas compte que la route a changé depuis l’aller. Au fait, qu’est-ce comme voiture ?
— Une Mustang, répondit distraitement Vergara.
Dans la nuit violette, la Ford Mustang fonçait vers la vallée à une vitesse inquiétante. Mâchoires crispées, Roger Bouquet conduisait brutalement.
— Nous n’avons pas vu le panneau « complet » ! Tu penses ! Il n’avait pas été accroché, voilà tout. Ces gens se moquent de nous, par-dessus le marché. Il a fallu se taper cette route…, ce chemin à peine carrossable, oui, pour apprendre qu’il n’y avait plus une seule chambre libre. Une heure de perdue et nous ne trouverons pas facilement maintenant.
Il ajouta sournoisement :
— À moins que nous n’allions jusqu’à Grenade.
— Eh bien ! allons jusqu’à Grenade, répondit Odile Roy. Rien ne nous empêchera de revenir sur nos pas demain.
— Toutes ces courbettes, ces airs éplorés. Quel comédien que le directeur de ce Parador !
— Les Espagnols sont très polis, et il était vraiment désolé de ne pouvoir nous recevoir.
Roger crispa encore plus la mâchoire pour prendre un virage serré.
— Pourraient au moins goudronner le chemin.
— Ça fait beaucoup plus rustique ainsi. Les touristes aiment ça, d’autant plus qu’ils savent qu’un hôtel confortable les attend tout en haut.
Un mélange de graviers et de terre cribla le dessous de la voiture. Odile sourit.
— Nous ne faisons pas un rallye.
— J’ai hâte de sortir de ce coin sauvage. C’est sinistre.
Un soleil qui n’en finissait pas de se coucher accrochait des traînées de soufre et de lie dans le fond d’un ciel pâteux. C’était violent comme un fond de tableau de Goya. Un air brûlant pénétrait dans la voiture, y laissait une odeur de pierre à briquet.
— Dans le prochain village, nous téléphonerons aux hôtels de Grenade. Inutile de partir au hasard. Et puis j’ai soif.
— Il fallait boire là-haut.
— Chez des gens incapables de nous accueillir ? Ah ! non !
À nouveau, elle sourit. Roger se dévoilait dans cette simple phrase.
— Tu n’aimes pas être pris pour un imbécile ?
— Aurait-il fallu s’installer à la terrasse, au milieu de ces gens qui, eux, avaient une chambre et pouvaient se permettre d’attendre sans impatience qu’on veuille bien les servir ?
— Nous aurions été des importuns en quelque sorte ?
— Des laissés-pour-compte. Avec les sourires goguenards de ces gens venus là en voiture de série. Tu as regardé dans le parking ? Des employés, des ouvriers et des cadres moyens. Décidément, on ne peut plus partir au mois de juillet. L’an prochain… D’ailleurs, l’an prochain, je ne viendrai certainement pas en Espagne.
— Pourquoi pas l’Italie du Sud…
— Et la Sicile, hein, lança-t-il goguenard, on ira voir les gens crever de faim pour nous faire une mauvaise conscience. Après quoi, nous pourrions envisager des séjours en Grèce, et pourquoi pas en Inde ? Pourquoi tergiverser, directement au cœur du pays le plus sous-développé, plouf ! en plein dans la m… !
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