Se rendant compte que la serveuse les observait derrière le rideau en perles noires, il se pencha à nouveau vers sa maîtresse.
— Es-tu disposée à rejoindre immédiatement la mer ?
— Non.
— Très bien.
Il se dirigea vers la Mustang, sortit deux valises et les déposa au bout de la terrasse. Puis, sans la regarder, il s’installa à son volant et démarra sèchement, faisant déraper ses roues arrière. Il disparut dans un nuage de poussière.
La jeune bonne sortit et désigna les valises.
— Faut-il les rentrer, madame ? Elles ne sont pas en sécurité sur le bord du trottoir.
— Apportez-les ici, dit Odile.
Puis elle tendit le billet que Roger avait lancé sur la table avant son aventure avec les Gitans.
— En France aussi les hommes ont le sang chaud, dit la serveuse en souriant. Lorsque je me dispute avec mon mari, il prend la porte et s’en va dans un café jusqu’à des heures impossibles.
Odile imagina la réaction de son amant devant ce genre de confidence. Il aurait jugé du plus mauvais goût qu’elle permette à cette fille une comparaison aussi désagréable.
— Je vais chercher votre monnaie.
Lorsqu’elle revint, elle annonça :
— Nous avons des chambres, si vous désirez en louer une. Je vous conseille celles qui donnent sur le jardin intérieur. Elles sont fraîches et loin du bruit.
— Merci, dit Odile, je ne sais pas encore ce que je vais faire. Est-ce qu’on loue des voitures, ici ?
— Non, mais il y a un taxi. Il pourra vous conduire où vous voudrez. Voulez-vous que je lui téléphone ?
— Tout à l’heure. Apportez-moi un jus d’orange. Je suis très bien sur cette terrasse.
— Vous croyez que votre mari va revenir ? demanda la serveuse avec une audace tranquille.
— Je ne sais pas. C’est la première fois qu’il se comporte ainsi.
La jeune bonne eut un petit rire.
— Il reviendra, alors. En ce moment, sur la route, dans la chaleur torride, il est en train de ralentir et de regretter. Ici, nous avons le climat pour nous. Que voulez-vous que fasse un homme seul par trente-huit degrés et alors que tout le pays fait la sieste. Tenez, s’il va dans un café, il attendra des heures avant d’être servi. Il pensera que vous êtes sous l’ombre des platanes et que vous pouvez boire frais. Alors, il reviendra. Vous avez de la chance. Mon mari, c’est toujours le soir qu’il claque la porte derrière lui, et, dans la rue, il rencontre tous ses copains qui en ont fait autant.
Odile riait sans réticence. Que Roger revienne ou non lui importait peu à l’heure présente. Elle souhaitait même la rupture brutale et définitive qui ne permettrait plus à Roger de se raccrocher plus tard. Elle le connaissait, abandonner une femme en plein milieu de l’Espagne lui paraîtrait une lâcheté.
Elle soupira : de peur de paraître lâche, Roger allait revenir. La petite serveuse avait raison.
— Le mien me bat. Des fois, il me fait peur, et alors je crie plus fort que lui pour ne pas penser qu’il pourrait me tuer. Est-ce la même chose pour vous ?
— Bien sûr. Ça ne change guère d’un pays à l’autre, répondit Odile sans y attacher d’importance et avec l’impression que cela consolerait en partie l’Espagnole.
Dans le lointain naissait un bruit de moteur et elle reconnut tout de suite celui de la Mustang.
— Il revient ?
Dans une hâte comique, elle se dirigea vers l’intérieur sans se retourner. Roger freina sec devant la terrasse, eut l’air de vouloir attendre devant son volant, ses doigts tambourinant la portière, puis il se résolut à descendre.
— Contente, hein ?
— Pas tellement. Tu veux une autre bière ?
Il haussa les épaules, se laissa choir sur le siège en face d’elle.
— Je ne te comprendrai jamais. C’est peut-être pour cela que je suis revenu.
— C’est gentil, ça.
Elle se tourna vers l’ombre qui attendait derrière le rideau de perles.
— Une bière.
— Où veux-tu aller ?
— Tout à l’heure. Quand la chaleur sera moins épaisse. C’est du plomb fondu qui coule du ciel.
— À qui le dis-tu ? Sur cette route non goudronnée, la poussière ralentit la conduite et il faut rouler au pas.
La fille apporta la bière, lui dédia un regard très noir dépourvu d’indulgence. Odile ne put retenir un petit rire auquel répondit un sourire plein de connivence de la serveuse.
Roger buvait goulûment, en faisant semblant de ne rien remarquer. Il était heureux d’être revenu auprès d’Odile.
Vergara aurait souhaité se boucher les oreilles alors que la voiture, un coupé Mercedes, ricochait de rocher en rocher avec un vacarme effroyable. Il y avait aussi les cris de la femme, un hurlement strident qui couvrait les bruits métalliques. Mais Vergara avait les deux mains occupées par les panneaux de signalisation qu’il se hâtait de transporter jusqu’à la camionnette.
— Vite ! dit Chiva, déjà installé dans son panier au bord du gouffre. Je n’ai jamais entendu chose pareille et j’ai peur que les habitants de la maison voisine n’accourent.
Ils en avaient longuement discuté de cette maison située un peu plus haut, à un kilomètre par la route, mais à cinq cents mètres par le sentier escarpé qui coupait tout droit.
— Tu avais dit qu’ils ne pourraient rien entendre…
— Maintenant, je n’en suis plus aussi sûr.
Vergara récupéra une dernière pancarte portant une flèche phosphorescente, la lança à la volée dans la camionnette, puis rejoignit le cul-de-jatte.
— Allons-y.
Il porta le panier jusqu’à l’emplacement repéré à l’avance, saisit la corde et donna une poussée avec le pied, tandis que Chiva s’écartait de la paroi des deux bras.
— Tu peux y aller. Vingt-cinq mètres, environ.
Le silence était revenu. Seules quelques pierres s’égrenaient encore et tintaient beaucoup plus bas contre la carrosserie. La femme ne criait plus.
— Je vois la voiture, cria Chiva.
Vergara laissait filer la corde, les deux jambes écartées, le buste rejeté en arrière. Rien de bien difficile. Il aurait supporté le double de poids. Jusqu’à présent, tout s’était bien passé, et ils n’avaient jamais eu d’ennuis. Le montant de l’argent trouvé dans les portefeuilles et les sacs à main approchait les cent mille pesetas, mais Chiva avait également récupéré quelques bijoux de grande valeur, des bagues et des bracelets, quelques transistors et plusieurs valises de vêtements luxueux qu’ils vendraient facilement dans les quartiers secrets de Grenade ou de Cordoue. Il y en avait pour au moins cent mille pesetas, disait Chiva. Encore un coup ou deux, et ils pourraient partir pour Cadix. Le coupé Mercedes allait rapporter entre trente et cinquante mille pesetas. Il commençait d’évaluer juste.
Une lueur extraordinaire monta soudain du ravin et il laissa filer un bon mètre de corde sous la surprise. En même temps, un ronflement suivit.
— Vergara !
Réalisant immédiatement, il tira frénétiquement sur la corde, ébloui par la clarté et abasourdi par le ronflement de l’incendie. La chaleur lui sauta au visage par bouffées brûlantes.
— Chiva !
— Ça va, mais fais vite. Le panier brûle.
Le réservoir avait dû exploser, et juste au moment où Chiva se trouvait à quelques mètres seulement de la voiture, pendu à son fil comme une araignée. En une seconde, Vergara se revit en train de promener la flamme d’une bougie sous une araignée, riant de la voir grimper à toute vitesse vers le plafond.
— Le fond va céder.
À la force du poignet, Chiva s’était hissé en partie au-dessus du panier. Vergara le saisit à deux mains, mais le panier, accroché aux jambes flottantes du pantalon suivit. Il dut le détacher à coups de pied, puis essayer d’étouffer les flammes.
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