— Pourquoi ? Tout est changé, depuis ?
— Pour moi, oui. Avant, c’était une joyeuse bousculade. Comme une fête continue et indifférente. On vous poussait de toutes parts à profiter de la vie. Si vous tombiez, on vous écrasait allègrement, sans remords, sans regret. Un joyeux troupeau qu’enivre l’abondance. Par moments, on suffoquait, on voulait se retirer à l’écart, mais il y avait toujours quelqu’un pour vous entraîner. On pensait bêtement, on faisait un drame de petits riens.
— Pour d’autres, c’était la belle époque.
Elle le regarda.
— Vous croyez ? C’est alors que j’ai rencontré Lanier et que je suis devenue sa maîtresse. Sans même y réfléchir.
— Vous ne vous rencontriez que le mercredi…
— Mais je n’avais pas assez de toute la semaine pour m’y préparer. Vous ne pouvez pas savoir. J’avais un but dans la vie, et tout s’organisait autour de ce jour-là, de cet après-midi. Que dis-je ? De ces trois heures. Comprenez-vous ? Ensuite, il me fallait l’oublier. Cela me prenait bien quelques jours, et puis, d’un seul coup, je basculais dans l’attente de cette rencontre, et mon impatience me faisait vivre à toute vitesse.
Pesenti se faisait l’impression d’un médecin au chevet d’une malade.
— Vous ne l’aimiez pas ?
— Non. J’avais découvert tout de suite quel genre d’homme c’était. Pour le définir, on ne peut employer que des adjectifs presque démodés : bellâtre, fier-à-bras, vantard. Pourtant, je n’ai jamais manqué un seul rendez-vous. Et je ne m’expliquerai jamais pourquoi, aussi longtemps que je vivrai.
Elle se tut, s’enfonça dans ses oreillers et ferma les yeux. Il régnait maintenant l’activité habituelle dans l’hôpital, et une voix féminine s’adressait à Sylvie derrière la porte.
— Je n’ai rien compris, dit-elle. Le geste de mon fils, que je croyais indifférent, m’a paru injuste. Pourquoi essayer de m’atteindre à travers ce pauvre type ? Jamais il ne se souciait de moi et, d’un seul coup…
— À Beaujon, Lanier a été très maladroit, et Daniel en a reçu un choc inoubliable.
— Et il ne me l’a pas pardonné ?
— Votre fils a voulu se justifier. Il a fait sa bagarre de rues à retardement, sa barricade six mois après. Le mobile ? Il ne pouvait l’étaler au grand jour. Il a conservé quelques principes, cet enfant. Alors, il en a inventé un autre, plausible.
Elle le suivit des yeux alors qu’il se levait, allait jeter un coup d’œil à la fenêtre.
— Vous ne l’aimez pas ? Vous le jugez irrécupérable, comme un sale petit bourgeois taré ? Et mon mari, que vous admiriez tant ?
— On croit toujours que l’homme est dans l’œuvre, dit-il posément. Pourtant, j’ai eu ma première désillusion avec Voltaire, cet antiesclavagiste qui avait des actions dans les navires négriers. Depuis, je ne les compte plus.
— Que lui reprochez-vous ?
Il eut un imperceptible haussement d’épaules agacé, revint vers le lit. Elle devina qu’il allait partir.
— Pourquoi ?
Son confrère Sernast, de Paris, lui avait également posé la question.
— Pour votre fils, ce sera beaucoup mieux.
— Vous ne regrettez rien ?
— Si. Pour elle.
Il pointait son doigt vers la porte, et Céline devint très pâle.
— Au revoir.
Mais il savait qu’il ne la reverrait pas. Dans le corridor, Sylvie l’aperçut et revint vers la chambre. Très ému, il aurait aimé la prendre dans ses bras, mais il se contenta d’incliner la tête. Elle lui répondit de la même façon.
Lefort l’attendait au rez-de-chaussée, certainement réveillé par Tabariech, car il n’était pas rasé et n’avait pas eu le temps de changer de chemise. Il tenait le journal à la main.
— Vous auriez pu me prévenir hier soir.
— À plus de minuit ? Ça ne change rien à votre mission.
— C’est vrai. Vous avez des témoins ?
— Je vous fournirai toutes les indications plus tard.
— Comment est-elle ?
— Très calme.
— Si nous allions déjeuner ?
Il savait bien qu’il ne pourrait se débarrasser facilement du commissaire. Plus tard, installé sur la banquette d’un bar, Lefort lui demanda comment il avait procédé.
— J’avais demandé à notre agence parisienne d’effectuer des recherches sur Lanier. Il devait bien avoir un endroit où il passait ses mercredis puisque, en principe, c’était son jour de repos. Ils ont des relations, ils ont trouvé un bar miteux pas très loin de la porte de Saint-Ouen. Elle y rencontrait régulièrement Lanier.
Le commissaire trempait ses croissants sans perdre une seule de ses paroles.
— Pourquoi Lanier ? Ce n’était pas son genre.
— Elle ne le dira jamais. Il la dégoûtait un peu, mais elle continuait à coucher avec lui. Elle cherchait peut-être la saturation.
— Ouais ! grommela Lefort. Disons qu’il savait y faire, et qu’elle aimait ça.
— Si vous voulez, lâcha Pesenti, conciliant.
— Le gosse lira peut-être le journal.
— On ne peut l’éviter.
— Je le souhaite.
Il avala un peu de café.
— En fin d’article, il y a : De notre envoyé à Manosque, Marcel Pesenti. Il sait que vous attendez ici la suite des événements.
Le journaliste se trouva mal à l’aise.
— Il doit vous détester, en ce moment.
— C’est certain. J’ai dégonflé son histoire de tout ce qui pouvait être flatteur pour lui.
— N’oubliez pas qu’il a gardé votre revolver.
Pesenti avala sa dernière bouchée avec difficulté. Il y songeait depuis son retour de Paris.
— S’il est logique avec lui-même…
— Il ne viendrait pas se jeter dans la gueule du loup, tout de même.
— Vous lui avez ôté la justification de sa fuite. De plus, il ne pourra plus rester en compagnie de son père.
Pesenti régla la dépense et se leva.
— Où allez-vous ?
— À l’agence.
— Prévenez-moi, si vous en bougez.
— Tout de même.
— Ne soyez pas imprudent. Quand un type a tué, il n’hésite pas à recommencer.
Le journaliste sortit du bar, marcha sur le trottoir. Malgré lui, au bout de quelques mètres, il se retourna, se jugea stupide. Dans l’agence, Borgeat lisait son article.
— Du beau travail. On va acheter ton article un peu partout. Dans le fond, le petit gars te doit une fière chandelle. Ce qu’il n’aurait avoué pour tout l’or du monde, tu l’écris à sa place. Avec un bon avocat, il risque de s’en tirer avec le minimum.
Pesenti s’assit face à la porte vitrée découvrant une bonne partie de la rue.
Paulette venait de sortir pour faire les commissions, son père occupait la salle de bains. Daniel, assis sur le divan, fumait nerveusement une cigarette. La visite incompréhensible du commissaire Lefort, la veille, les préoccupait tous, et personne n’avait très bien dormi, guettant chaque bruit, se réveillant en sursaut pour des riens. Le garçon avait décidé Hervé à quitter l’appartement au début de la nuit prochaine. Rester devenait dangereux. Le policier pouvait demander un mandat de perquisition, et la journée serait longue et éprouvante.
Il se leva pour mettre le transistor en marche, colla son oreille contre le haut-parleur pour le faire fonctionner en sourdine. Le moment des informations approchait.
Au début, il ne prêta qu’une faible attention à la politique intérieure et extérieure, puis le nom du journal le fit tressaillir, et il augmenta la puissance.
Le journaliste Marcel Pesenti publie aujourd’hui un article surprenant qui éclaire d’un jour nouveau l’affaire Barron. D’après notre confrère marseillais, le mobile du jeune meurtrier serait complètement différent de celui que l’on acceptait comme vraisemblable jusqu’à présent. L’auteur de l’article se déclare en mesure de prouver que Daniel Barron a tué le C.R.S. Fernand Lanier pour mettre fin à une situation de famille très pénible. Contrairement à tout ce qui avait été écrit ou dit, quelqu’un de la famille connaissait parfaitement Lanier, depuis de longs mois. D’autre part, il paraît presque certain que le jeune étudiant n’a participé que de loin aux événements de mai dernier. Pris dans une rafle, il n’aurait été maintenu en état d’arrestation que quelques heures au centre d’internement de l’hôpital Beaujon. Nous essayons de joindre Marcel Pesenti à Manosque, pour un complément d’informations que nous espérons donner dans notre prochain bulletin.
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