Pesenti ricana.
— Tu parles ! Un petit con humilié qui est allé flairer dans les jupes de sa mère, qui a mené sa petite enquête malpropre, collant son œil aux trous de serrure, ruminant son projet avec des chauds et froids pour se prouver qu’il était un homme.
— Il n’a jamais parlé. Par pitié pour ses parents, peut-être.
— Plutôt parce qu’il a réalisé tout de suite la connerie qu’il venait de commettre. Tu sais ce qu’il a voulu tuer, le 14 décembre au soir, dans la rue Blomet ? Sa propre lâcheté. Celle qui l’avait paralysé au mois de mai, celle que Lanier lui avait en quelque sorte jetée au visage à Beaujon en le faisant libérer sur-le-champ. Si, à ce moment-là, il avait eu le courage de se rebiffer ! Mais non, il a accepté cette liberté du premier coup. Ensuite, il s’est mis à penser, à ruminer son humiliation. Je ne suis pas certain qu’il n’ait pas éprouvé de la joie en découvrant la cause de cette générosité de Lanier. Quel beau mobile pour tromper son monde, se tromper lui-même ! Il s’est vu en vengeur implacable, mettant un écran entre ce qu’il était et ce qu’il voulait être.
Il désigna le téléphone.
— Demande-moi Marseille. Je leur dicte mon article, et puis je file à Orly.
Sernast s’exécuta, attendit ensuite, le combiné près de son visage, l’air songeur.
— Alors, dans cette histoire, tous des salauds ou des demi-salauds ?
— Juste un cristal, un diamant, plutôt. La gosse, Sylvie, la petite fille. Un petit être écorché à vif, démoli pour la vie. Un petit paquet de haine bien solide et bien pure contre la société. Mais ils ne s’en sont pas tellement rendu compte. Un peu inquiets, bien sûr, mais se disant que le temps arrange tout.
Son confrère sursauta et colla le récepteur à son oreille.
— Ne quittez pas.
Il lui tendit l’appareil.
— Tu as Marseille au bout du fil.
L’infirmière de garde fut effarée lorsque Pesenti se présenta à l’hôpital vers sept heures du matin.
— Mais, c’est trop tôt pour les visites, et…
— La vie commence de bonne heure dans les établissements hospitaliers. Je suis certain que M me Barron est déjà réveillée.
— Elle a donné des consignes, refuse de vous voir.
Le journaliste griffonna quelques mots sur une page de son calepin, l’arracha, la plia en deux.
— Portez-lui ça.
— Je dois prévenir l’inspecteur qui dort dans la petite pièce, là-bas.
— J’y vais moi-même.
Tabariech était allongé tout habillé, roulé dans une couverture sur un lit de malade. Il sursauta lorsque Pesenti le secoua légèrement, le regarda avec étonnement.
— C’est vous ? Que se passe-t-il ?
— Je désire voir M me Barron avant la distribution des journaux. Je n’ai pas de conseils à vous donner, mais procurez-vous un exemplaire le plus rapidement possible.
L’infirmière revint en même temps que lui à la réception.
— Vous pouvez monter, dit-elle. M me Barron vous attend.
Sylvie était déjà tout habillée, et elle sortit dans le couloir lorsqu’il pénétra dans la chambre. Céline s’était adossée à son oreiller, très calme, l’air reposé. La plaie du front se cicatrisait rapidement et n’était plus cachée que par un sparadrap.
— Je suis désolé d’avoir écrit ce petit mot, mais, sans lui, vous ne m’auriez pas reçu.
— Vous avez voulu me parler avant que je ne lise votre journal, n’est-ce pas ?
— Je suis rentré très tard de Paris, et je n’ai pu vous rendre visite hier au soir.
— Qu’y a-t-il, dans cet article ?
— Je mets en doute le mobile de votre fils. En fait, je le démolis complètement.
— Comment avez-vous découvert la vérité ?
Il s’assit sur une chaise, le plus proche possible pour éviter de parler trop fort.
— Par diverses constatations, déductions, et aussi des renseignements. Votre fils n’a pas participé aux bagarres de mai. Il a été raflé par hasard sur le trottoir, comme pas mal de gens curieux et des étrangers. À Beaujon, son nom a été relevé par Fernand Lanier qui l’a fait relâcher aussitôt. Mais vous le saviez, n’est-ce pas ? Vous avez continué à revoir cet homme tous les mercredis, dans cette chambre du dix-huitième ?
Elle secoua la tête sans ciller, très maîtresse d’elle-même.
— J’ignorais même qu’il se nommait Lanier. Il m’avait donné un autre nom, se disait représentant en matériel agricole.
— Mais, le soir du meurtre, lorsque votre fils vous a avoué, ainsi qu’à son père, qu’il venait de tuer un C.R.S., vous n’avez pas compris ?
— Non. Seulement le lendemain matin, en découvrant sa photographie dans les journaux.
— Votre fils s’est posé des questions, a voulu savoir pourquoi ce Lanier se montrait si généreux envers lui. Il lui a fallu des mois pour connaître son adresse, beaucoup de temps également pour découvrir que vous étiez sa maîtresse.
Céline lissait le drap avec de petits gestes courts, répétés.
— Un choc terrible pour vous, lorsque vous avez découvert la photographie de la victime de votre fils. Le lendemain matin, ils étaient déjà loin, et vous restiez seule.
Elle remarqua le ton sec, presque accusateur, du journaliste.
— Vous me méprisez ?
— Je n’ai pas à vous juger, mais pourquoi vous taire pendant si longtemps ?
— Peut-être à cause de ma fille. C’est elle la plus vulnérable. Son monde s’est désagrégé d’un seul coup. Je restais sa seule valeur sûre.
Mais il savait qu’il y avait d’autres explications, d’autres raisons. Aucun être n’est mu par un seul ressort.
— Pour ce genre de crime, votre fils encourt une peine moins grande.
Je sais.
— Votre mari ne voulait pas seulement prendre sa part des responsabilités dans cette affaire, protéger son fils. Il désirait également s’éloigner de vous. Se doutait-il de votre liaison ?
— Non. Jamais. Mais, depuis un an déjà, il se détachait de moi. Bien avant les événements de mai. Après son licenciement, il s’est éloigné de plus en plus.
— Votre fils a eu également conscience de cette dégradation de la famille. Il aime beaucoup son père ?
— Oui. Il l’admirait beaucoup, et a dû souffrir de le voir se perdre chaque jour davantage.
Il fallait leur fournir des raisons honorables, leur insuffler quelque dignité. Au cours de la nuit, Pesenti avait décidé de ne pas aller jusqu’au bout de son dégoût. À cause de la petite fille qui attendait sagement dans le couloir.
— Vous-même avez trompé votre mari parce qu’il vous négligeait. Dans une sorte de désarroi, en quelque sorte ?
Leurs regards s’affrontèrent. Trop intelligente pour mésestimer son adversaire, elle commençait à comprendre où il voulait en venir. Elle baissa les paupières.
— Un jour, je me suis découverte désemparée, un peu hébétée, même, comme si je sortais du couvent. J’avais deux enfants, un mari, mais, en fait, j’étais seule et libre. Depuis longtemps, Hervé avait perdu l’habitude de rentrer à midi. Daniel également, et Sylvie était demi-pensionnaire. Pourquoi ne me serais-je pas détachée de la maison à mon tour ? Qu’est-ce que je leur devais, à ces trois êtres proches de moi ? Quelques heures en fin de journée et jusqu’au lendemain matin, et puis, ils disparaissaient de nouveau, sans se préoccuper de ce que je pouvais penser, faire, espérer. Moi aussi, j’ai vécu à l’extérieur. Au début, je ne cherchais qu’à me griser de frivolités innocentes, les magasins, les visites à des amies, les cocktails. Je m’offrais un nouveau visage, un nouveau corps également, que, bien sagement, je rangeais comme des accessoires en rentrant à la maison. Toujours avant tout le monde. À six heures, j’allais chercher ma fille. Puis, Daniel arrivait. Plus tard, et même beaucoup plus tard, Hervé, enfin. Nous ronronnions ensemble jusqu’à onze heures, minuit. Dès huit heures, le lendemain, le mouvement se précipitait. Ils s’échappaient tous, les uns après les autres, et lorsque la main de Sylvie se détachait de la mienne devant l’entrée de son école, j’avais l’impression qu’elle libérait un ballon. Oui, c’était bien ça, je m’envolais à mon tour. Tout cela, dans l’espèce de période floue d’avant mai 68.
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