Ils se dévisagent un instant puis elle vient se coller contre lui. Comme si elle était heureuse de le retrouver.
Peut-être simplement parce qu’elle ne sait plus où aller.
Puisqu’elle a perdu son unique jalon.
— Tu vois, je leur ai dit où te trouver, murmure-t-elle.
Elle a la voix d’une enfant.
— C’est trop tard, rétorque sèchement Raphaël.
Il la repousse avant de poursuivre :
— Tu te souviens ce que je t’ai dit le premier soir ?
Bien sûr qu’elle s’en souvient.
« Si Will meurt, tu meurs. »
— Mais c’est la taule qui va s’en charger, ajoute Raphaël. Lentement. Inexorablement. J’aurai même pas à me salir les mains.
Un mois et sept jours plus tard
Raphaël entre dans la petite pièce qui sent le désinfectant.
Il porte un jean gris délavé, une chemise blanche impeccable et boutonnée jusqu’au col pour dissimuler ses brûlures.
Ses blessures.
Toujours à vif.
Rasé de près, cheveux coupés plus court qu’avant. Il a retrouvé sa prestance.
Son regard se pose d’abord sur celle qui le dévisage avec de l’admiration plein ses yeux d’enfant.
De l’admiration et de l’amour, il est prêt à le jurer.
Puis il s’intéresse à l’homme qui l’accompagne. Visiblement mal à l’aise de se retrouver ici.
Dans le parloir d’une célèbre maison d’arrêt.
— Bonjour, monsieur Orgione. Je suis Michel Durieux, le père de Jessica.
— J’avais deviné, répond le braqueur en serrant la main hésitante que l’homme lui tend.
Jessica se précipite enfin vers lui et il écarte les bras pour la recevoir.
Il ne peut s’empêcher de sourire. Même s’il ne dira jamais le plaisir qu’il éprouve en cet instant.
Elle est venue. A dû franchir bien des obstacles pour arriver jusqu’ici. Jusqu’à lui.
Elle ne l’a pas oublié.
— On s’assoit ? propose Raphaël.
Ils s’installent sur les chaises en plastique autour de la minuscule table en Formica marron.
— Comment tu vas ? demande le braqueur.
— Ça va, prétend la jeune fille. Et vous ?
— Pareil.
Leur mensonge défie la vérité qui explose dans leurs yeux.
Mais ils ont si mal qu’ils ne sauraient trouver les mots pour le dire.
— Vous avez reçu mes lettres ? espère Jessica.
— Bien sûr. Merci… Tu sais, si je ne t’ai pas répondu, c’est parce que écrire, c’est pas trop mon truc.
— C’est pas grave !
Michel Durieux triture nerveusement la manche de son blouson.
— Jessica va voir un psy deux fois par semaine, explique-t-il. Et… Et il a dit que ce serait bon pour elle de vous revoir. Et puis… Elle voulait absolument vous rendre visite !
Raphaël agrafe ses yeux métalliques dans ceux du père. Il a l’air d’un bon type, d’un mec gentil et tendre. Il a dû morfler, lui aussi.
— Jessica nous a raconté tout ce que vous avez fait pour elle, ajoute Michel. Et je… je ne sais pas comment vous remercier.
Raphaël pressent que le père va se mettre à chialer, veut lui éviter ça.
— Elle s’en est sortie, ça me suffit, dit-il. Et puis je n’ai rien fait d’extraordinaire. Mon frère, si.
— Je sais, oui…
— Si vous voulez vraiment le remercier, vous pouvez aller fleurir sa tombe de temps en temps. Moi, je vais en être empêché pendant les trente prochaines années !
Un silence troublant s’installe dans la pièce exiguë.
— Je m’en occuperai, assure enfin Durieux. Comptez sur moi… Et Jessica témoignera en votre faveur.
Raphaël prend la main de la gamine dans la sienne. Il pourrait presque entendre son cœur palpiter.
— Merci, Jessie. Mais il ne faut pas que ce soit une épreuve, d’accord ?
— J’irai, affirme bravement l’adolescente. Je serai là et je leur dirai tout ce que vous avez fait pour me sauver. Je l’ai déjà dit aux keufs !
— Aux policiers, rectifie machinalement son père.
Le braqueur lâche la main de Jessica. C’est vrai que ça a l’air de lui faire du bien d’être là, en face de lui. Malgré l’étincelle de jalousie à peine visible dans l’œil du père.
Dont ils se foutent éperdument.
— Tu as repris l’école ?
— Non… J’y retournerai après les vacances.
— Les vacances ?
— C’est bientôt Noël !
Raphaël avait oublié.
— Ah oui, c’est vrai…
— On fête Noël en prison ?
Le braqueur a la gorge qui se serre douloureusement mais continue de sourire. Comme si de rien n’était.
— Bien sûr, ma puce.
Depuis qu’il est sorti de l’hôpital et entré ici, il a été placé à l’isolement. Et il sait que ce n’est que le début.
Qu’ils ne lui feront aucune faveur. Qu’il n’en demandera aucune.
C’est le jeu. Un jeu dont elle ignore les règles.
Bientôt, il sera jugé. Condamné, puis transféré dans une centrale. Une des plus dures du pays, bien sûr. Là encore, il passera de longues années en quartier d’isolement, sans voir personne, mis à part les surveillants. Avec une heure de promenade par jour dans une cour minuscule, isolée, grillagée jusqu’au ciel.
Ses yeux plongent dans ceux de la jeune fille. Il y voit les larmes qui ne vont pas tarder à couler. Il y voit l’émotion, intense. Ce qu’elle ressent pour lui. Un sentiment fort, vrai, désespéré.
Il y voit la douleur, les séquelles qu’elle subira à vie.
Pour elle aussi, ce sera perpétuité. Condamnée à souffrir éternellement.
Et c’est à cet instant précis qu’il prend la décision.
Il se lève, serre la main du père, sans se rendre compte qu’il est en train de lui broyer les phalanges.
— Prenez soin d’elle, monsieur Durieux.
Le père n’arrive pas à articuler un mot de plus.
Alors Raphaël embrasse Jessica sur le front et murmure :
— N’oublie jamais Will, d’accord ?
— Promis.
— Tant qu’il sera présent là, ajoute-t-il en posant une main sur son cœur, il ne sera pas mort.
— D’accord.
— Pars, maintenant. Et… ne reviens jamais.
Les lèvres de Jessica se mettent à trembler.
— Ce n’est pas un endroit pour toi, Jessie. C’est un endroit pour personne.
— Mais…
— Fais ce que je te dis.
— Je pourrai vous écrire, au moins ?
— Bien sûr. Je te lirai, tu peux en être sûre. Va, maintenant.
Sandra a été déclarée responsable de ses actes par les experts psychiatres.
Elle a été condamnée à vingt ans de prison, grâce aux circonstances atténuantes.
Pendant son incarcération préventive dans une maison d’arrêt, près de Châteauroux, elle a écrit une lettre à Raphaël.
Trois lignes sur une grande page blanche :
Je suis libre, désormais. Et c’est grâce à toi.
Chaque jour, je prie pour toi. Et pour ton frère.
J’espère que tu me pardonneras.
Raphaël a déchiré la feuille en mille morceaux avant de la jeter dans les toilettes de sa cellule.
Et de tirer la chasse.
Jessica et Raphaël se sont revus. Un an et neuf mois après le parloir.
Dans l’enceinte d’un tribunal, lorsqu’elle est venue témoigner.
Jamais on n’avait parlé de lui comme ça. Son cœur s’est réchauffé un instant.
La cour d’assises, au terme d’un procès qui a duré cinq jours, a condamné Raphaël à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de vingt-deux ans.
Les circonstances atténuantes ne lui ont pas été accordées.
Quelque temps plus tard, il a été transféré dans une centrale.
Читать дальше