— Ça se voit pas ? Je me casse !
— Sois pas idiot ! Je me suis excusé… Tu ne vas pas partir à cette heure-ci ! Pour aller où, d’abord ?
— Je vais bien trouver une bagnole qui redescend sur Nice.
— Et après ? T’as pas un rond… Qu’est-ce que tu feras à Nice ?
— Le trottoir ! balance Paul d’un ton cinglant. À moins que je braque une pauvre mamie qui passe par là ! Peut-être même que j’en profiterai pour violer deux ou trois gonzesses ou étrangler un gosse !
Il se poste à quelques centimètres de l’avocat avant de murmurer :
— Y a des tas de choses que je peux faire… T’imagines même pas.
Non, tu ne peux pas imaginer.
François tente de lui prendre le sac des mains.
— Allez, arrête… Tu partiras demain matin.
— Lâche ça, menace Paul.
— Calme-toi, arrête de te comporter en gamin capricieux !
— Gamin capricieux ? C’est pas pire que bourge coincé ! Tu crois que tu vaux mieux que moi parce que t’es plein de tunes ? Mais ce fric, je suis sûr que t’es né avec. T’as pas dû trop te fatiguer pour le gagner, hein ? Facile, comme ça !
— Qu’est-ce que t’en sais, p’tit con ?
— Ça se voit ! T’es habitué à péter dans la soie ! Tu crois que tu vas me donner des leçons ? Tu connais rien à la vie. Tu sais même pas où tu vas ! Venir en aide à un paumé comme moi, c’est distrayant pour un type comme toi !
Paul pousse violemment François pour quitter la pièce.
— C’est ça, barre-toi ! hurle Davin d’un air mauvais.
— Ouais ! Et j’espère plus jamais te revoir !
Il récupère son paquet de cigarettes dans la cuisine, traverse le salon en direction de la sortie ; soudain, il voit François tituber puis s’écrouler. Une chute brutale. Il se précipite vers le corps inanimé.
— Eh ! Tu m’entends ?
Il le retourne sur le dos, constate qu’il a perdu connaissance.
— Merde, réveille-toi ! Allez, arrête tes conneries !
Il court jusqu’au frigo, revient avec une bouteille d’eau. Il hésite un instant, puis enlève le bouchon et verse le liquide glacé sur le visage de l’inconscient. Douche froide à effet immédiat. François rouvre les yeux. Il porte une main à son crâne, gémit de douleur.
— Ça va ? Qu’est-ce que tu as ?
— C’est rien, murmure-t-il.
— J’appelle la patronne ? Tu veux voir un toubib ? Je t’emmène à l’hosto ? Doit pas y avoir d’hosto dans ce trou !
— Calme-toi… Aide-moi plutôt à me remettre debout.
Paul l’empoigne sous les aisselles, le redresse avant de l’accompagner jusqu’à la banquette.
— Ça va, t’es sûr ?
— Oui, t’en fais pas… Ça m’arrive souvent.
— C’est pas normal.
François se laisse aller en arrière, fermant à nouveau les paupières.
— Recommence pas ! implore le jeune homme. Reste avec moi !
— C’est bon… Donne-moi à boire, s’il te plaît.
Paul remplit un verre qui traîne sur la table. François le vide d’un trait. Comme quoi, il vaut mieux qu’il ne s’énerve pas. La moindre contrariété, la moindre émotion forte peut avoir des effets dévastateurs. Paul, assis à ses côtés, le surveille comme le lait sur le feu. François s’excuse d’un regard ; des larmes surgissent soudain au fond de ses yeux clairs.
— Tu me files une clope ?
Il contient son envie de chialer, s’allume une Marlboro. Paul continue à le fixer d’un air désemparé.
— Tu sais, j’ai tout quitté parce que… je vais mourir.
— Mourir ? Mais… Pourquoi tu dis ça ?
— J’ai une tumeur au cerveau. Il ne me reste pas longtemps à vivre.
Paul tombe des nues.
— C’était ça, tes migraines ?
François hoche la tête, Paul reste bouche bée un instant.
— Merde.
Il ne trouve rien de mieux à dire face à la nouvelle. Au bout d’un instant, il réagit enfin.
— Mais pourquoi t’es pas à l’hosto ? Pourquoi tu te soignes pas ?
— Leurs traitements ne me guériront pas, annonce Davin. Ça me fera gagner quelques mois, c’est tout.
— On sait jamais, faudrait tenter le coup !
— Non.
— T’es têtu ! s’emporte Paul. Tu peux pas te laisser crever sans rien faire, merde !
François écrase la clope qui lui brûle la gorge.
— Paul, mon père est mort d’un cancer, explique-t-il d’une voix qu’il voudrait calme. Il était condamné, mais les toubibs ne le lui avaient pas dit… Pendant des mois, il a subi les traitements. Il a souffert le martyre.
— C’était le même cancer que toi ?
— Non…
— Alors c’est différent !
— Oui, c’est différent. Moi, je refuse d’endurer ce qu’il a enduré. À quoi bon ? Je l’ai vu décliner lentement, agoniser… Il a peut-être survécu quelques mois de plus, mais à quel prix ? Les derniers temps, il ne quittait plus son lit, à l’hosto. Les effets secondaires du traitement sont terribles, tu sais… Je ne veux pas finir comme ça. Je ne veux pas finir comme lui.
Il revoit la chambre impersonnelle, étroite ; avec vue sur rien. Des mois à regarder le même mur défraîchi… Il revoit aussi les longs couloirs sinistres, les blouses blanches compatissantes, aimables ou sadiques ; il se souvient même des odeurs écœurantes, des gémissements.
— Il aurait mieux fait de ne pas se soigner et de profiter du peu de temps qu’il lui restait, tu ne crois pas ?
— Peut-être, concède Paul.
— Moi, je ne veux pas passer des mois à l’hosto, à jouer les cobayes. À me regarder crever lentement… À voir les autres, ceux qui sont en bonne santé, ceux qui sont libres, venir me rendre visite et s’apitoyer sur mon horrible sort ! Je ne veux pas devenir un morceau de barbaque allongé sur un lit, un numéro de dossier dans un hosto ! Je ne veux pas qu’on me charcute, qu’on m’intube, qu’on me perfuse… Je ne veux pas subir ce que mon vieux a subi. Ce que je n’ai pas su lui éviter.
Les mains de François se sont crispées sur le rebord du sofa.
— Je comprends, répond soudain Paul. Après tout, c’est toi qui décides… Mais pourquoi tu t’es barré de chez toi ?
— Je sais pas trop… Je ne savais pas comment annoncer ça à Florence.
— C’est ta femme ?
— Oui… J’avais peur de sa réaction, je crois. Et puis, elle va forcément essayer de me faire changer d’avis… Tout le monde va essayer de me convaincre ! Tout le monde va me dire d’aller à l’hosto, de suivre les traitements… J’ai peur de flancher, peur de les écouter. Peur d’être trop faible pour m’y opposer.
— Et ta mère ?
— Quoi, ma mère ?
— Tu l’as appelée, au moins ?
— Elle est morte. Un infarctus… Même pas un an après mon père.
— Je suis désolé.
— Elle n’a pas supporté la mort de papa, je crois… Ça lui a brisé le cœur, sans doute.
Ils laissent la nuit envahir l’appartement dans un silence pesant. François tend le bras, allume une lampe. Il regarde Paul avec une sorte de tendresse.
— Si tu veux partir, tu peux. Tu serais peut-être mieux sans moi.
— Je suis bien avec toi, rétorque Paul avec un drôle de sourire.
— Tu sais, si je me suis éloigné de chez moi, c’est aussi pour éviter de voir la pitié dans les yeux des gens qui me sont proches… Alors je ne veux pas de ta pitié non plus.
— C’est pas de la pitié, explique calmement le jeune homme. Tu m’as porté chance, tu sais… À Lyon, j’avais déjà les frères Pelizzari au cul quand tu m’as pris en stop.
— Les frères Pelizzari ?
— Les mecs à la Mercedes… Et à Marseille, c’est encore toi qui m’as sauvé. Tu sais, si je reste avec toi, c’est pas de la pitié. En fait, je ne sais pas trop ce que c’est, la pitié. Je suis bien, avec toi, c’est tout. Et ta tumeur au cerveau n’y change rien.
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