Il lissa ses cheveux et se recoiffa de sa barrette. O’Malley écrivit sur son bloc. Lorsqu’il eut terminé, il glissa :
— Encore une chose, Éminence. Ce n’est qu’un détail, et il n’est pas nécessaire que je vous en fasse part, si vous préférez ne pas savoir.
— Allez-y.
— J’ai fait quelques recherches sur le cardinal Benítez. J’espère que cela ne vous dérange pas.
— Je vois, dit Lomeli, qui ferma les yeux comme s’il allait recevoir une confession. Vous feriez mieux de tout me dire.
— Voilà, vous vous souvenez que j’avais trouvé la trace d’un entretien privé entre le Saint-Père et lui au mois de janvier de cette année, après sa demande de démission de ses fonctions d’archevêque pour problèmes de santé ? Sa lettre de démission figure dans son dossier à la Congrégation pour les évêques, ainsi qu’une note du bureau privé du Saint-Père stipulant que sa demande de démission avait été retirée. Il n’y a rien d’autre. Cependant, quand j’ai entré le nom du cardinal Benítez dans notre moteur de recherche, j’ai découvert qu’on lui avait fourni un billet d’avion aller et retour pour Genève, réglé avec le compte personnel du pape. Ça fait l’objet d’un dossier séparé.
— Ça a une importance ?
— Eh bien, en tant que ressortissant philippin, il a dû soumettre une demande de visa. À la rubrique motif du voyage, il était indiqué « soins médicaux », et quand j’ai vérifié son adresse en Suisse pour la durée du séjour, j’ai découvert qu’il s’agissait d’une clinique privée.
Lomeli ouvrit aussitôt les yeux.
— Pourquoi ne pas recourir aux services hospitaliers du Vatican ? Quel genre de soins devait-il recevoir ?
— Je ne sais pas, Éminence, sans doute était-ce lié aux blessures qu’il avait subies pendant les bombardements de Bagdad. Quoi qu’il en soit, ça ne devait pas être trop grave. Les billets ont été annulés. Il n’est jamais allé à la clinique.
Pendant la demi-heure qui suivit, Lomeli n’accorda pas d’autres pensées à l’archevêque de Bagdad. Une fois descendu du minibus, il laissa délibérément O’Malley et les autres partir devant, puis monta seul le long escalier avant de traverser la Sala Regia menant à la chapelle Sixtine. Il avait besoin d’un instant de solitude afin de faire dans son esprit le vide nécessaire à la manifestation de Dieu. Les scandales et le stress de ces dernières quarante-huit heures, le fait de savoir qu’au-delà de ces murs des millions d’observateurs attendaient leur décision avec impatience… il s’efforça de chasser tout cela en se récitant la prière de saint Ambroise :
Ô Dieu tendre, Ô majesté saisissante,
je suis un misérable, pris entre les angoisses,
je recours donc à Toi, la source de la miséricorde,
vers Toi je me hâte pour être guéri,
sous Ta protection je me réfugie ;
et ne pouvant pas supporter un Juge,
j’aspire à avoir un Sauveur…
Il salua l’archevêque Mandorff et ses assistants dans le vestibule, où ils l’attendaient près des poêles, et il entra avec eux dans la chapelle. À l’intérieur de la Sixtine, on n’entendait pas un mot. Les seuls sons, amplifiés par le vaste écho, se réduisaient à une toux occasionnelle et au mouvement des cardinaux sur leur siège. C’était un bruit de galerie d’art, ou de musée. La plupart priaient.
— Merci, murmura Lomeli à Mandorff. Nous vous reverrons donc pour le déjeuner.
Après que les portes eurent été verrouillées, il prit sa place, tête baissée, et laissa le silence durer. Il percevait un désir collectif de méditation afin de retrouver la voie du sacré. Mais il ne parvint pas à se débarrasser de l’idée de tous ces pèlerins qui attendaient dehors, et des commentateurs qui débitaient leurs inepties devant les caméras. Au bout de cinq minutes, il se leva et s’avança jusqu’au micro.
— Mes très chers frères. Je vais faire l’appel par ordre alphabétique. Je vous prie de répondre « présent » lorsque j’aurai lu votre nom. Cardinal Adeyemi ?
— Présent.
— Cardinal Alatas ?
— Présent.
Alatas, un Indonésien, occupait une place vers le milieu de l’allée, côté droit. Il faisait partie de ceux qui avaient reçu de l’argent de Tremblay. Lomeli se demanda pour qui il allait voter désormais.
— Cardinal Baptiste ?
Celui-ci se trouvait deux places après Alatas. Encore un bénéficiaire de Tremblay, de Sainte-Lucie, dans les Antilles. Elles étaient si pauvres, ces missions. Il avait la voix épaisse, comme s’il avait pleuré.
— Présent.
Lomeli poursuivit. Bellini… Benítez… Brandão D’Cruz… Brotzkus… Cárdenas… Contreras… Courtemarche… il les connaissait tous si bien maintenant, leurs manies et leurs faiblesses. Une phrase de Kant lui revint à l’esprit : Dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme, on ne peut rien tailler de tout à fait droit … L’Église était taillée dans un bois courbe — comment pourrait-il en être autrement ? Mais, par la grâce de Dieu, elle tenait bon. Elle perdurait depuis deux mille ans ; elle pourrait bien tenir encore quinze jours sans pape si nécessaire. Il se sentit pénétré d’un amour profond et mystérieux pour ses frères et leur fragilité.
— Cardinal Yatsenko ?
— Présent.
— Cardinal Zucula ?
— Présent, Doyen.
— Merci, mes frères. Nous sommes tous rassemblés. Prions.
Pour la sixième fois, le conclave se leva.
— Ô Père, afin que nous puissions par notre ministère et notre exemple veiller sur Ton Église, accorde à Tes serviteurs paix et sérénité, discernement et courage pour chercher à connaître Ta volonté et Te servir de toute notre âme. Par Jésus, le Christ, Notre-Seigneur…
— Amen.
— Scrutateurs, vous voulez bien vous installer, je vous prie ?
Lomeli consulta sa montre. Il était 9 h 57.
Pendant que l’archevêque Lukša de Vilnius, l’archevêque Newby de Westminster et le préfet de la Congrégation pour le clergé, le cardinal Mercurio, prenaient leurs places devant l’autel, Lomeli examina son bulletin. Sur la moitié supérieure figuraient les mots Eligo in Summum Pontificem — « Je choisis pour souverain pontife » ; dans la partie inférieure, rien. Il la tapota du bout de son stylo. Maintenant que le moment était arrivé, il ne savait plus vraiment quel nom écrire. Sa confiance en Bellini était sérieusement ébranlée, mais quand il envisagea les autres possibilités, aucune ne lui parut s’imposer. Il parcourut des yeux la chapelle Sixtine et supplia Dieu de lui envoyer un signe. Il ferma les yeux et pria, mais rien ne se passa. Conscient que les autres attendaient qu’il entame le vote, il dissimula sa feuille et inscrivit à contrecœur BELLINI.
Il plia le bulletin en deux, se leva, le brandit et s’avança vers l’autel sur l’allée moquettée. Il prononça d’une voix ferme :
— Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu.
Il déposa le papier sur le plateau et le renversa dans l’urne. Il entendit le bulletin heurter le fond d’argent. Tout en regagnant son siège, il éprouvait un sentiment aigu de déception. Pour la sixième fois, Dieu lui avait posé la même question, et pour la sixième fois il avait l’impression de lui avoir donné la même mauvaise réponse.
Il n’eut aucun souvenir du déroulement du vote qui suivit. Épuisé par les événements de la nuit, il s’endormit à peine assis, et ne se réveilla qu’une heure plus tard, quand quelque chose atterrit sur la table devant lui. Son menton reposait sur sa poitrine. Il ouvrit les yeux et découvrit un mot plié : Et voici qu’une grande agitation se fit dans la mer, au point que la barque était couverte par les vagues. Lui cependant dormait. Matthieu 8 : 24. Il chercha autour de lui et vit Bellini qui le regardait, penché sur la table. Il se sentit confus d’avoir montré une telle faiblesse en public, mais personne d’autre ne semblait faire attention à lui. Les cardinaux qui lui faisaient face lisaient ou contemplaient le vide. Devant l’autel, les scrutateurs installaient leur table. Le vote devait être terminé. Il prit son stylo et griffonna sous la citation : Je me suis couché, je me suis endormi, je me suis réveillé ; car l’Éternel me soutient. Psaumes 3 . Et il renvoya le message. Bellini le lut et hocha la tête d’un air approbateur, comme si Lomeli était un de ses anciens élèves à la Grégorienne et qu’il lui donnait une bonne réponse.
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