Elle le regarda sans faire de commentaire.
— Combien d’exemplaires vous faudrait-il, Éminence ?
— Cent dix-huit.
Elle écarquilla imperceptiblement les yeux.
— Encore une chose, ma sœur, si c’est possible. Je voudrais que le document original soit préservé, et en même temps, il faudrait que certains termes soient noircis sur les copies. Y a-t-il moyen de faire ça ?
— Oui, Éminence, je crois que c’est faisable.
Sa voix exprimait une nuance d’amusement. La religieuse souleva le couvercle de l’appareil. Lorsqu’elle eut fait une copie de chaque page, elle les remit au doyen.
— Il vous suffit de faire vos corrections sur cette version, et c’est celle-ci que nous reproduirons. C’est une très bonne machine, et la perte de qualité sera infime.
Elle lui donna un stylo et approcha une chaise pour qu’il puisse s’asseoir au bureau. Puis elle se détourna avec tact et ouvrit un placard pour en sortir une rame de papier.
Il parcourut le document ligne par ligne et noircit soigneusement les noms des huit cardinaux à qui Tremblay avait remis de l’argent. De l’argent ! pensa-t-il en serrant les lèvres. Il se souvenait que le Saint-Père disait toujours que l’argent était la pomme dans leur jardin d’Éden, la tentation originelle qui avait conduit à tant de péchés. L’argent traversait le Saint-Siège en un flot constant qui enflait à Noël et à Pâques, lorsque évêques, prélats et moines se pressaient au Vatican avec enveloppes, attachés-cases et caisses métalliques bourrés de pièces et de billets provenant des dons des fidèles. Une audience du pape pouvait rapporter 100 000 euros de dons, l’argent étant remis discrètement de la main à la main par les visiteurs aux assistants pontificaux au moment de prendre congé, pendant que le Saint-Père feignait de ne rien voir. Les espèces étaient censément déposées aussitôt dans le coffre des cardinaux, à la Banque vaticane. La Congrégation pour l’évangélisation des peuples en particulier, chargée d’envoyer de l’argent à ses missions du tiers-monde, où la corruption était monnaie courante et où l’on ne pouvait se fier aux banques, préférait distribuer ses financements en espèces.
Lorsqu’il arriva à la fin du rapport, Lomeli revint au début pour s’assurer qu’il avait bien caviardé tous les noms. Ces biffures rendaient le document plus sinistre encore, le faisant ressembler à l’un de ces dossiers secrets ouverts par la CIA grâce à la loi de la liberté d’information. Évidemment, l’affaire finirait par filtrer dans la presse. Tôt ou tard, c’était toujours le cas. Jésus-Christ Lui-même n’avait-il pas prophétisé, selon saint Luc, que rien n’est caché qui ne deviendra manifeste, rien non plus n’est secret qui ne doive être connu et venir au grand jour ? Tout l’enjeu était de déterminer quelle réputation aurait le plus à en souffrir : celle de Tremblay ou celle de l’Église ? Il remit le rapport raturé à sœur Agnès et la regarda commencer à tirer les cent dix-huit exemplaires de chaque page. La lumière bleue de la photocopieuse se mit à aller et venir, aller et venir, aller et venir en un mouvement qui évoqua pour Lomeli celui d’une faux.
— Dieu, pardonne-moi, murmura-t-il.
Sœur Agnès jeta un coup d’œil vers lui. Elle devait savoir maintenant ce qu’elle imprimait : elle n’aurait guère pu éviter de le voir.
— Si votre cœur est pur, Éminence, Il vous pardonnera, assura-t-elle.
— Soyez bénie, ma sœur, pour votre générosité. Je pense que mon cœur est pur. Mais comment pouvoir être certain de ce qui motive nos actes ? Si j’en crois mon expérience, les pires péchés sont souvent commis pour les motifs les plus nobles.
Il fallut vingt minutes à sœur Agnès pour imprimer tous les feuillets, et encore vingt minutes pour les ranger et les agrafer. Ils travaillèrent ensemble en silence. À un moment, une religieuse entra pour utiliser l’ordinateur, mais sœur Agnès la pria sèchement de partir. Lorsqu’ils eurent terminé, Lomeli demanda s’il y avait assez d’enveloppes à la résidence pour que chaque rapport puisse être mis sous pli et distribué individuellement.
— Je vais voir, Éminence. Je vous en prie, asseyez-vous. Vous paraissez épuisé.
Pendant son absence, il demeura assis devant le bureau, tête baissée. Il entendait les cardinaux traverser le hall en direction de la chapelle pour la messe du matin. Le doyen étreignit sa croix pectorale. Pardonne-moi, Seigneur, si j’essaie aujourd’hui de Te servir autrement… Quelques minutes plus tard, sœur Agnès revint avec deux boîtes d’enveloppes kraft format A4.
Ils entreprirent de glisser les rapports dans les enveloppes.
— Que voulez-vous en faire, Éminence ? voulut-elle savoir. Devons-nous en porter un dans chaque chambre ?
— Je voudrais m’assurer que chaque cardinal aura l’occasion de le lire avant que nous partions voter, alors je crains que nous n’ayons pas le temps. Peut-être pourrions-nous les distribuer dans la salle à manger ?
— Comme vous voudrez.
Ainsi, dès que les enveloppes furent remplies et fermées, ils divisèrent la pile en deux et se rendirent dans la salle à manger, où les sœurs dressaient les tables du petit déjeuner. Lomeli se chargea d’un côté de la salle, et déposa une enveloppe sur chaque chaise, sœur Agnès fit de même de l’autre côté. De la chapelle où Tremblay célébrait la messe leur parvenaient les voix du plain-chant. Lomeli sentait les battements de son cœur dans sa poitrine ; et chaque battement s’accompagnait d’un élancement douloureux derrière ses yeux. Il poursuivit malgré tout sa tâche et finit par rejoindre sœur Agnès au centre de la salle, où les derniers rapports furent déposés.
— Merci, lui dit-il.
Il était touché par la sévérité qu’affectait la bonté de la religieuse, et il lui tendit la main. Mais au lieu de la serrer la sœur s’agenouilla et embrassa son anneau. Puis elle se leva, lissa ses jupes et s’éloigna sans un mot.
Il ne restait plus à Lomeli qu’à s’asseoir à la table la plus proche pour attendre.
Des comptes rendus embrouillés de ce qui se passa ensuite apparurent dans les heures qui suivirent le conclave. Bien que chaque cardinal eût juré le secret, ils furent nombreux à ne pouvoir résister au désir de tout raconter à leurs plus proches collaborateurs lorsqu’ils retrouvèrent le monde extérieur, et ces confidents, pour la plupart des prêtres et des prélats, bavardèrent à leur tour, de sorte qu’une version de l’histoire ne tarda pas à circuler.
Il y eut en gros deux catégories de témoins. Ceux qui furent les premiers à quitter la chapelle et à entrer dans la salle à manger furent frappés par la vision de Lomeli, assis seul et impassible à une table centrale, les bras posés sur la nappe et les yeux fixés droit devant lui, sans rien voir. Ce dont ils se souvinrent également fut le silence de stupeur lorsqu’ils découvrirent les enveloppes et commencèrent à lire.
Au contraire, ceux qui arrivèrent quelques minutes plus tard — ceux qui avaient choisi de prier dans leur chambre au lieu d’assister à la messe matinale, ou ceux qui s’étaient attardés dans la chapelle après avoir communié —, ceux-là se rappelèrent clairement le tohu-bohu qui régnait dans la salle à manger, et l’essaim des cardinaux qui se pressaient maintenant autour de Lomeli pour lui demander des explications.
La vérité, autrement dit, était une question de perspective.
En plus de ces deux groupes, il en existait un troisième, plus restreint, dont les chambres se trouvaient au deuxième étage ou qui avaient pris l’escalier pour descendre des étages supérieurs, et qui avaient remarqué les scellés brisés à l’entrée de la chambre du Saint-Père. De nouvelles rumeurs commencèrent donc à circuler en contrepoint de la première, pour dire qu’il y avait eu un cambriolage pendant la nuit.
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