— Éminences, commença-t-elle, bien que les Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul soient censément invisibles, Dieu nous a néanmoins pourvues d’yeux et d’oreilles, et j’ai la responsabilité de mes sœurs. Je voudrais dire que je sais ce qui a poussé le doyen du Collège à pénétrer dans la chambre du Saint-Père la nuit dernière, parce que nous avons eu un entretien auparavant. Il craignait que la sœur de mon ordre qui a causé l’incident regrettable d’hier — pour lequel je vous présente mes excuses — n’ait été mutée à Rome que dans l’intention délibérée de nuire à un membre de ce conclave. Ses soupçons se sont révélés fondés. J’ai pu lui confirmer que la sœur avait en effet été envoyée ici à la demande explicite de l’un d’entre vous : le cardinal Tremblay. Je suis certaine que c’est cette découverte, et non quelque intention malfaisante, qui a guidé sa conduite. Merci.
Elle esquissa une génuflexion devant les cardinaux, puis fit demi-tour et, la tête très droite, quitta la salle à manger et traversa le hall. Bouche bée d’horreur, Tremblay la suivit du regard. Il tendit les mains pour en appeler à la compréhension générale :
— Mes frères, il est vrai que j’ai fait cette requête, mais c’était à la demande du Saint-Père. Je ne savais pas qui était cette femme, je vous le jure !
Pendant plusieurs secondes, nul ne prit la parole. Puis Adeyemi se leva. Lentement, il redressa son bras, qu’il pointa sur le camerlingue. Et, de sa voix profonde et modulée, qui ce matin plus que jamais résonna pour l’assistance comme la manifestation de la colère de Dieu, il psalmodia ce seul mot :
— Judas !
Il était impossible d’arrêter le conclave. Telle une machine sacrée, il poursuivait laborieusement son chemin quelles que soient les embûches profanes. À 9 h 30, conformément à la Constitution apostolique, les cardinaux reprirent leur procession vers les minibus. Ils connaissaient bien la routine à présent. Aussi vite que le leur permettaient l’âge et l’infirmité, ils gagnèrent leurs places. Bientôt, les véhicules démarrèrent, un toutes les deux minutes, traversant la place Sainte-Marthe en direction de l’ouest, vers la chapelle Sixtine.
Lomeli se tenait devant la résidence, sa barrette à la main, tête nue sous le ciel gris. Les cardinaux étaient d’humeur morose — ils étaient comme abasourdis —, et le doyen s’attendait presque à ce que Tremblay prétexte un malaise pour ne pas se présenter au vote. Mais non : il sortit du hall au bras de l’archevêque Fitzgerald et monta dans son minibus, affichant une attitude sereine alors que son visage, lorsqu’il se tourna vers la vitre au moment où le véhicule partait, semblait un masque blême de supplicié.
Bellini, qui se tenait près de Lomeli, commenta sèchement :
— On dirait qu’on commence à manquer de favoris.
— Effectivement. On se demande qui sera le prochain.
Bellini coula un regard vers lui.
— Il me semble que c’est évident : toi.
Lomeli porta la main à son front. Il sentit une veine battre sous ses doigts.
— J’étais sincère tout à l’heure, dans la salle à manger : je crois que ce serait mieux pour tout le monde de m’effacer en tant que doyen et que ce soit toi qui supervises la suite de l’élection.
— Non, merci, Doyen. De plus, tu as dû remarquer qu’à la fin, la majorité de l’assemblée était de ton côté. Tu tiens la barre de ce conclave… je ne sais pas exactement où tu vas le mener, mais c’est toi qui es aux commandes, et la fermeté de ta main suscite l’admiration.
— Je n’en suis pas sûr.
— Cette nuit, je t’ai prévenu que celui qui dénoncerait Tremblay s’exposerait à des répercussions, mais je me suis trompé… une fois de plus ! Et maintenant, je prédis que la partie se jouera entre toi et Tedesco.
— Alors, espérons que tu te trompes encore.
Bellini le gratifia de son sourire le plus glacial.
— Après quarante ans, on aura peut-être enfin un pape italien. Cela fera plaisir à nos compatriotes. Sérieusement, mon ami, ajouta-t-il en prenant Lomeli par le bras, je prierai pour toi.
— Je t’en prie. Tant que tu ne votes pas pour moi.
— Oh, mais ça, je le ferai aussi.
O’Malley rangea son porte-bloc.
— Nous sommes prêts à partir, Éminences.
Bellini monta le premier. Lomeli mit sa barrette et la rectifia, scruta une dernière fois le ciel puis se hissa dans le bus derrière le tournoiement d’étoffe du patriarche d’Alexandrie. Il s’installa sur l’un des deux sièges vacants juste derrière le chauffeur. O’Malley prit place à côté de lui. Les portes se refermèrent et le bus s’ébranla sur les pavés.
Alors qu’ils passaient entre la basilique Saint-Pierre et le Palais de justice, O’Malley se pencha vers le doyen et lui dit à voix très basse, afin que personne ne l’entende :
— Étant donné les derniers développements, je suppose, Éminence, qu’il y a peu de chances que le conclave parvienne à une décision aujourd’hui ?
— Comment le savez-vous ?
— Je me trouvais dans le hall.
Lomeli grogna intérieurement. Si O’Malley était au courant, tôt ou tard, tout le monde le serait.
— Eh bien, naturellement, répondit-il, vu les chiffres, on s’aperçoit que le blocage est presque inévitable. Nous devrons consacrer la journée de demain à la méditation et reprendre le vote…
Il s’interrompit. Avec ces allées et venues entre la résidence Sainte-Marthe et la chapelle Sixtine, pratiquement sans voir la lumière du jour, il perdait la notion du temps.
— Vendredi, Éminence.
— Vendredi, merci. Quatre tours de scrutin vendredi, encore quatre samedi, puis une nouvelle journée de méditation dimanche, à supposer que nous ne soyons pas plus avancés. Il faudra prendre des dispositions pour la blanchisserie, du linge propre et cetera .
— Tout est sous contrôle.
Ils s’arrêtèrent pour permettre aux minibus qui les précédaient de laisser descendre leurs passagers. Lomeli fixa du regard le mur aveugle du Palais apostolique, puis se tourna vers O’Malley et chuchota :
— Dites-moi, où en sont-ils, dans les médias ?
— Ils prédisent une décision pour ce matin ou cet après-midi, et le cardinal Adeyemi passe toujours pour être le favori. Entre nous soit dit, Éminence, poursuivit O’Malley en se rapprochant encore de l’oreille de Lomeli, s’il n’y a pas de fumée blanche aujourd’hui, je crains que les choses ne nous échappent.
— Dans quel sens ?
— Dans le sens que nous ne savons pas vraiment ce que le service de presse du Vatican pourrait dire aux médias pour les empêcher de spéculer sur une Église en crise. Comment voulez-vous qu’ils occupent leurs temps d’antenne ? Et il y a aussi les problèmes de sécurité. On dit qu’il y a quatre millions de pèlerins présents à Rome pour attendre le nouveau pape.
Lomeli leva les yeux vers le rétroviseur du conducteur. Des yeux noirs l’observaient. Peut-être ce garçon savait-il lire sur les lèvres ? Tout était possible. Il ôta sa barrette et s’en servit pour dissimuler sa bouche lorsqu’il se tourna pour répondre à l’Irlandais.
— Nous avons tous juré le secret, Ray, aussi je compte sur votre discrétion, mais je pense que vous devriez laisser entendre au service de presse, très subtilement, que le conclave risque de durer plus longtemps que tous ceux de l’histoire récente. Conseillez-leur de préparer les médias en conséquence.
— Et quelles raisons dois-je leur donner ?
— Pas les vraies, bien évidemment ! Dites-leur que nous avons pléthore de candidats sérieux et qu’il est très difficile de choisir entre tous. Dites que nous prenons délibérément tout notre temps, que nous prions de toute notre âme pour entendre la volonté divine et qu’il nous faudra peut-être plusieurs jours encore pour nous accorder sur notre prochain pasteur. Vous pouvez aussi faire remarquer qu’on ne peut pas bousculer Dieu dans le simple but d’arranger CNN.
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