Par deux fois, il se leva de son lit et s’approcha de la porte, et par deux fois, il retourna s’allonger. Évidemment, il savait bien qu’il ne recevrait aucune révélation fulgurante, qu’il ne serait envahi par aucune certitude soudaine. Il n’attendait rien de tel. Dieu ne s’exprimait pas de cette façon. Il lui avait envoyé tous les signes dont il avait besoin. C’était à présent à lui d’agir. Et peut-être s’était-il toujours douté qu’il devrait en arriver là, ce qui expliquait pourquoi il n’avait pas rendu le passe et l’avait gardé dans le tiroir de sa table de chevet.
Il se leva pour la troisième fois et ouvrit la porte.
D’après la Constitution apostolique, après minuit, il ne devait rester personne d’autre que les cardinaux dans la résidence Sainte-Marthe. Les religieuses avaient été ramenées dans leurs quartiers. Les agents de sécurité étaient soit dans leurs voitures garées, soit en train de patrouiller le périmètre. Deux médecins de garde se tenaient prêts dans le palais Saint-Charles, à cinquante mètres à peine de la résidence. En cas d’urgence, médicale ou autre, les cardinaux étaient censés déclencher les alarmes incendie.
Dès qu’il eut vérifié qu’il n’y avait personne dans le couloir, Lomeli se dirigea rapidement vers le palier. Devant l’appartement du Saint-Père, les bougies votives vacillaient dans leur godets rouges. Il examina la porte et hésita une dernière fois. Quoi que je fasse, je le fais pour Toi. Tu lis en mon cœur. Tu sais que mes intentions sont pures. Je m’en remets à Ta protection. Il inséra la clé dans la serrure et la tourna. La porte s’entrouvrit à peine vers l’intérieur. Les rubans que Tremblay s’était empressé d’apposer après la mort du Saint-Père se tendirent, l’empêchant de s’écarter davantage. Lomeli examina les scellés. Les disques de cire rouge portaient les armes de la Chambre apostolique, deux clés croisées sous un parasol à demi ouvert. Leur fonction était purement symbolique : ils ne résisteraient pas à la moindre pression. Il poussa un peu plus fort sur la porte. La cire se fissura, puis céda. Les rubans s’échappèrent, et la voie fut libre pour entrer dans l’appartement du pape. Le doyen se signa, franchit le seuil et referma la porte derrière lui.
Il y régnait une odeur fétide de renfermé. Il chercha le commutateur à tâtons. Le salon familier était exactement tel qu’il l’avait vu la nuit de la mort du Saint-Père. Les rideaux jaune citron soigneusement tirés. Le sofa et les deux fauteuils à dossier coquillage bleus. La table basse. Le prie-Dieu. Le bureau, au pied duquel s’appuyait la vieille sacoche de cuir noir élimée.
Il s’assit au bureau et ramassa la serviette, la posa sur ses genoux et l’ouvrit. Elle contenait un rasoir électrique, une petite boîte de pastilles de menthe, un bréviaire et L’Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis en édition de poche. C’était notoirement — d’après la déclaration des services de presse du Vatican — le dernier livre que le Saint-Père lisait avant sa crise cardiaque. La page qu’il avait étudiée était indiquée par un ticket de bus jauni qui venait de sa ville natale et datait d’une vingtaine d’années :
Éviter la trop grande familiarité
N’ouvrez pas votre cœur à tous indistinctement ; mais confiez ce qui vous touche à l’homme sage et craignant Dieu. Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du monde. Ne flattez point les riches, et ne désirez point de paraître devant les grands. Recherchez les humbles, les simples, les personnes de piété et de bonnes mœurs…
Il referma le livre, remit le tout dans la sacoche et la replaça là où il l’avait trouvée. Lomeli essaya le tiroir central du bureau. Il n’était pas fermé à clé. Il le sortit entièrement de son logement et le posa sur le plateau pour en examiner le contenu : un étui à lunettes (vide) et un flacon en plastique de nettoyant pour les verres, des crayons, une boîte d’aspirine, une calculatrice de poche, des élastiques, un canif, un vieux portefeuille en cuir contenant un billet de dix euros, un exemplaire de la dernière version de l’ Annuaire pontifical , gros document relié de toile rouge contenant la liste et les coordonnées de tous les dignitaires et institutions de l’Église… Il ouvrit les trois autres tiroirs. À part les cartes postales du Saint-Père signées que le pontife avait coutume de distribuer à ses visiteurs, il n’y avait aucun papier.
Lomeli se renversa contre le dossier de la chaise et se mit à réfléchir. Bien que le pape eût refusé de s’installer dans l’appartement pontifical traditionnel, il avait tout de même utilisé le bureau dont ses prédécesseurs disposaient au Palais apostolique. Il s’y rendait à pied tous les matins, muni de sa serviette, et rapportait invariablement avec lui du travail à examiner le soir. Les fardeaux du pontificat étaient infinis. Lomeli se rappelait parfaitement l’avoir souvent vu signer des lettres et des documents, assis à cette même place. Soit il avait renoncé complètement à travailler pendant les derniers jours de sa vie, soit son bureau avait été vidé — sans doute par la main d’une efficacité sans faille de son secrétaire particulier, Mgr Morales.
Lomeli se leva et parcourut la pièce pour trouver la volonté d’ouvrir la porte de la chambre.
On avait retiré les draps du grand lit ancien, et les oreillers étaient dépouillés de leur taie. Mais les lunettes du pape et son réveil étaient toujours posés sur la table de nuit, et, quand il ouvrit le placard, deux soutanes blanches et fantomatiques y pendaient encore. La vision de ces vêtements simples — le Saint-Père avait refusé de porter les tenues pontificales plus élaborées — sembla rompre en Lomeli quelque chose qui s’était accumulé depuis les obsèques. Il porta la main à ses yeux et baissa la tête. Son corps fut secoué d’un sanglot sans qu’aucune larme vienne. Cette convulsion sèche ne dura pas plus de trente secondes, et lorsqu’elle se fut dissipée, le doyen se sentit curieusement plus solide. Il attendit de reprendre une respiration normale, puis se retourna et examina le lit.
Le meuble était incroyablement laid, vieux de plusieurs siècles, avec quatre épais piliers carrés aux quatre coins et un panneau sculpté à la tête et au pied. Parmi tout le beau mobilier de l’appartement pontifical auquel il avait droit, c’était ce lit disgracieux que le Saint-Père avait choisi de faire venir à la résidence Sainte-Marthe. Les papes y dormaient depuis des générations. Il avait sans doute fallu le démonter entièrement pour lui faire passer les portes et le remonter ensuite.
Avec précaution, comme il l’avait fait la nuit de la mort du pape, Lomeli s’agenouilla, pressa ses mains l’une contre l’autre, ferma les yeux et posa son front contre le bord du matelas pour prier. Soudain, la solitude terrible de la vie du vieux pontife lui parut presque insupportable à concevoir. Il ouvrit les bras le long du cadre de bois et s’y agrippa.
Il ne pourrait déterminer par la suite avec certitude combien de temps il demeura dans cette position. Peut-être n’était-il resté ainsi que deux minutes ; peut-être vingt. Ce dont il était certain, c’est qu’à un moment le Saint-Père était entré dans son esprit et lui avait parlé. Bien sûr, ce n’était peut-être que le fruit de son imagination : les rationalistes avaient une explication pour tout, même pour l’inspiration. Tout ce qu’il savait, c’est qu’avant de s’agenouiller il se sentait désespéré et qu’après, lorsqu’il s’était péniblement relevé et avait regardé le lit, le défunt lui avait indiqué quoi faire.
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