— Non… ou du moins, pas plus que n’importe qui.
— Alors, vous intriguez bien, dit l’archevêque, visiblement amusé, avant de désigner le bout du couloir. Je crois que vous le trouverez dans la dernière chambre, sur la gauche.
Pendant que Gambino se détournait pour appeler l’ascenseur, Adeyemi s’attarda encore une fraction de seconde, les yeux rivés sur Lomeli. Son expression semblait dire : Vous me croyez fini, mais épargnez-moi votre pitié, car je n’ai pas encore perdu tout mon pouvoir. Puis il rejoignit Gambino dans l’ascenseur. Les portes se refermèrent, et Lomeli contempla l’espace vide. Il se rendit compte qu’ils avaient complètement oublié l’influence d’Adeyemi dans leurs calculs. Bien que sa candidature soit de toute évidence condamnée, le Nigérian avait tout de même reçu neuf voix au dernier tour. S’il pouvait transmettre ne fût-ce que la moitié de ces irréductibles à Tedesco, le patriarche de Venise serait assuré d’avoir son tiers de blocage.
Cette pensée stimula Lomeli. Il se rendit au bout du couloir et frappa fermement à la dernière porte. Au bout d’un instant, il entendit Benítez demander :
— Qui est-ce ?
— C’est Lomeli.
Le verrou coulissa, et la porte s’entrouvrit.
— Éminence ?
Benítez maintenait le col encore ouvert de sa soutane contre sa gorge. Ses minces pieds bruns étaient nus. Derrière lui, la chambre était plongée dans l’obscurité.
— Pardonnez-moi de vous interrompre pendant que vous vous habillez. Puis-je vous dire quelques mots ?
— Bien sûr. Un instant.
Benítez disparut dans sa chambre. Sa méfiance parut curieuse à Lomeli, puis il songea que s’il avait vécu dans certains des endroits que cet homme avait fréquentés, il aurait sans doute pris lui aussi l’habitude de ne pas ouvrir sa porte avant d’avoir vérifié qui était de l’autre côté.
Deux autres cardinaux étaient apparus dans le couloir et se préparaient à descendre dîner. Ils regardèrent dans sa direction, et Lomeli les salua de la main. Ils firent de même.
Benítez ouvrit sa porte en grand. Il avait fini de s’habiller.
— Entrez, Éminence, dit-il en allumant la lumière. Veuillez m’excuser. À ce moment de la journée, j’essaie toujours de prendre une heure pour méditer.
Lomeli le suivit à l’intérieur. La chambre était petite — identique à la sienne — et parsemée d’une douzaine de bougies vacillantes : sur la table de nuit, sur le bureau, près du prie-Dieu, et même dans la salle de bains obscure.
— En Afrique, j’ai pris l’habitude de ne pas toujours avoir d’électricité, expliqua Benítez. Et maintenant, je m’aperçois que les bougies me sont essentielles quand je prie seul. Les sœurs ont eu la gentillesse de m’en procurer quelques-unes. La qualité de la lumière apporte quelque chose.
— Intéressant… je devrais voir si ça m’aide.
— Vous avez des difficultés pour prier ?
Lomeli fut surpris qu’on lui pose une question aussi directe.
— Parfois. Surtout ces derniers temps, ajouta-t-il en esquissant un vague cercle en l’air. J’ai l’esprit encombré par trop de choses.
— Je pourrais peut-être vous aider ?
Lomeli se sentit fugitivement offensé — était-ce à lui, ancien secrétaire d’État, doyen du Collège cardinalice, qu’on allait apprendre à prier ? — mais la proposition était clairement sincère, et il répondit tout naturellement :
— Oui, ce serait avec plaisir. Merci.
— Je vous en prie, asseyez-vous, offrit Benítez en tirant la chaise du bureau. Cela vous dérange-t-il si je finis de me préparer pendant que nous parlons ?
— Non, allez-y.
Lomeli observa le Philippin s’asseoir sur le lit et enfiler ses chaussettes. Il fut de nouveau frappé par la jeunesse et la forme qu’il affichait pour un homme de soixante-sept ans — on aurait presque dit un adolescent, avec ses mèches de cheveux d’un noir de jais qui retombaient sur son visage telles des coulures d’encre tandis qu’il penchait la tête vers ses pieds. Pour Lomeli, ces derniers temps, mettre ses chaussettes pouvait prendre dix minutes. Les membres et les doigts de Benítez paraissaient aussi souples et agiles que ceux d’un garçon de vingt ans. Peut-être pratiquait-il le yoga en plus de la prière, à la lueur des bougies ?
Le doyen se rappela soudain ce qui l’amenait.
— L’autre soir, vous avez eu la gentillesse de me dire que vous aviez voté pour moi.
— Effectivement.
— Je ne sais pas si vous avez continué à le faire — et je ne vous demande pas de me le dire — mais si c’est le cas, je voudrais vous réitérer mon souhait que vous ne le fassiez plus, et cette fois-ci, je vous en prie instamment.
— Pourquoi ?
— D’abord parce que je n’ai pas la profondeur spirituelle nécessaire pour être pape. Ensuite, parce qu’il est impossible que je gagne. Vous devez comprendre, Éminence, que ce conclave ne tient qu’à un fil. Si nous n’arrivons pas à tomber d’accord demain, les règles sont très claires. Le vote sera suspendu pendant une journée afin que nous puissions réfléchir à cette impasse. Puis nous devrons réessayer pendant deux jours. Ensuite, il y aura une nouvelle journée de trêve. Et ainsi de suite pendant douze jours consécutifs et un maximum de trente tours de scrutin. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on pourrait envisager d’élire un nouveau pape à la majorité simple.
— Et alors ? Quel est le problème ?
— Ça me paraît évident : un processus aussi long serait certainement très dommageable pour l’Église.
— Dommageable ? Je ne comprends pas.
Était-il naïf ou fourbe ? songea Lomeli. Il poursuivit patiemment :
— Eh bien, douze jours de votes et de discussions effectués à huis clos, avec la moitié des médias du monde entier postée à Rome, ce serait la preuve pour tous que l’Église est en crise… qu’elle ne peut s’accorder sur un dirigeant pour la guider en ces temps difficiles. Et, franchement, cela renforcerait aussi la faction de nos confrères qui veulent ramener l’Église à une époque reculée. Dans mes pires cauchemars, si je peux vous parler en toute liberté, ma crainte est qu’un conclave prolongé pourrait marquer le début du grand schisme qui nous menace depuis près de soixante ans.
— Donc, si je comprends bien, vous êtes venu me demander de voter pour le cardinal Tremblay ?
Lomeli pensa qu’il était plus perspicace qu’il ne le laissait paraître.
— C’est ce que je conseillerais. Et si vous savez qui sont les cardinaux qui ont voté pour vous, je vous prierais également d’envisager de leur conseiller la même chose. D’ailleurs, simple curiosité, vous les connaissez ?
— Je soupçonne deux d’entre eux d’être mes compatriotes, le cardinal Mendoza et le cardinal Ramos… même si, comme vous, j’ai bien supplié tout le monde de ne pas me soutenir. En fait, le cardinal Tremblay est déjà venu me voir à ce sujet.
— Ça ne m’étonne pas ! commenta Lomeli en riant.
Il regretta aussitôt son sarcasme.
— Vous voulez donc que je vote pour quelqu’un que vous considérez comme ambitieux ?
Benítez dévisagea le doyen — un regard appuyé, long et scrutateur qui mit ce dernier assez mal à l’aise — puis mit ses chaussures sans rien ajouter.
Lomeli s’agita sur son siège. Ce silence qui durait ne lui plaisait pas beaucoup. Il finit par dire :
— J’ai supposé, bien sûr, du fait de votre relation visiblement étroite avec le Saint-Père, que vous ne souhaitiez pas l’élection du cardinal Tedesco. Mais peut-être me suis-je trompé. Peut-être partagez-vous ses opinions ?
Benítez finit de lacer ses chaussures et posa les pieds par terre avant de lever à nouveau les yeux.
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