Surpris, Lomeli cligna des yeux.
— Mon cher Aldo, je ne sais pas quoi dire…
— Et je serais heureux de continuer à voter pour toi et de conseiller à nos frères de faire de même, mais…
Il haussa les épaules.
— Mais tu ne peux pas gagner non plus, décréta brutalement Sabbadin.
Il ouvrit son tout petit calepin noir.
— Aldo a obtenu quinze voix au dernier tour ; tu en as eu douze. Alors, même si on t’offrait ces quinze voix sur un plateau, ce qu’on ne peut pas faire, tu serais toujours à la troisième place, derrière Tremblay et Tedesco. Les Italiens sont divisés — comme toujours ! — et comme nous sommes tous les trois d’accord pour penser que le patriarche de Venise serait une catastrophe, la logique de la situation est claire. La seule option viable est Tremblay. Nos vingt-sept voix combinées ajoutées aux quarante qu’il a obtenues lui donneraient un total de soixante-sept. Cela signifie qu’il ne lui manquerait plus que douze voix pour arriver à la majorité des deux tiers. S’il ne les obtient pas au prochain tour, j’ai l’impression qu’il les aura certainement à celui d’après. Tu n’es pas d’accord, Lomeli ?
— Si, malheureusement.
— Je ne suis pas plus fan de Tremblay que toi, assura Bellini. Mais on doit se rendre à l’évidence : il séduit largement. Et si l’on croit que le Saint-Esprit s’exprime par le conclave, nous devons accepter que Dieu — aussi improbable que ça puisse paraître — attend de nous que nous remettions les clés de Saint-Pierre à Joe Tremblay.
— C’est possible… même si, curieusement, jusqu’au déjeuner, Il semblait vouloir qu’on les donne à Joshua Adeyemi.
Lomeli regarda le mur. Il se demanda si le Nigérian écoutait.
— Puis-je ajouter que je suis un peu troublé par ceci…, dit-il en désignant leur petit groupe du geste, par cette espèce de collusion entre nous trois pour tenter d’influencer le résultat du scrutin ? Ça ressemble à un sacrilège. Il ne nous manque plus que le patriarche de Lisbonne avec son cigare pour nous retrouver dans une salle enfumée, comme dans une convention politique américaine.
Bellini eut un petit sourire ; Sabbadin se rembrunit.
— Sérieusement, n’oublions pas que nous jurons de donner notre voix à celui que, selon Dieu, nous jugeons devoir être élu. Il n’est pas suffisant pour nous de voter pour la moins mauvaise solution.
— Vraiment, Doyen, avec tout le respect que je te dois, c’est du sophisme ! répliqua Sabbadin avec un ricanement. Au premier tour, on peut jouer les puristes, oui, très bien. Mais quand on arrive au quatrième ou au cinquième tour, nos préférences personnelles se sont la plupart du temps réduites à rien, et on est obligé de choisir dans un champ restreint. Ce processus de concentration est la raison d’être du conclave. Sinon, tout le monde resterait sur ses positions et nous serions coincés ici pendant des semaines.
— Et c’est là-dessus que compte Tedesco, ajouta Bellini.
— Je sais, je sais. Vous avez raison, soupira Lomeli. Je suis arrivé à la même conclusion dans la Sixtine cet après-midi. Et pourtant…
Il se pencha en avant sur sa chaise et se frotta les paumes, se demandant s’il devait leur dire ce qu’il avait appris ou pas.
— Il y a une chose qu’il faut que vous sachiez. Juste avant le début du conclave, l’archevêque Woźniak est venu me voir. Il m’a confié que le Saint-Père s’était sérieusement disputé avec Tremblay, à tel point qu’il avait l’intention de le démettre de toutes ses fonctions dans l’Église. L’un ou l’autre d’entre vous a-t-il entendu parler de cette histoire ?
Bellini et Sabbadin se regardèrent avec stupéfaction.
— Tu nous l’apprends. Mais tu crois que c’est vrai ?
— Je n’en sais rien. J’ai posé la question à Tremblay lui-même, mais, naturellement, il a nié : il a attribué cette allégation à l’abus de boisson de Woźniak.
— Eh bien, c’est possible, commenta Sabbadin.
— Et pourtant, Woźniak n’a pas pu tout inventer.
— Pourquoi pas ?
— Parce que j’ai découvert ensuite qu’il y avait bien eu un rapport sur Tremblay, mais qu’il avait été retiré.
Il y eut un moment de silence pendant lequel ils digérèrent l’information. Puis Sabbadin se tourna vers Bellini.
— S’il y a effectivement eu un rapport, en tant que secrétaire d’État, tu devrais être au courant, non ?
— Pas nécessairement. Tu sais comment ça fonctionne. Et le Saint-Père faisait beaucoup de mystères.
Il y eut un nouveau silence, qui dura peut-être trente secondes, brisé de nouveau par Sabbadin :
— Nous ne trouverons jamais de candidat dont le nom ne soit pas d’une façon ou d’une autre entaché. Nous avons eu un pape qui a fait partie des Jeunesses hitlériennes et s’est battu du côté des nazis. Nous avons eu des papes accusés de collusion avec les communistes et les fascistes, ou qui ont ignoré des accusations d’abus épouvantables… Quelle est la limite ? Dès qu’on fait partie de la Curie, on peut être sûr que quelqu’un va laisser filtrer des informations nous concernant. Et si l’on a été archevêque, il est presque inévitable qu’on ait commis une erreur à un moment ou à un autre. Nous sommes mortels. Nous servons un idéal ; nous ne pouvons pas toujours être cet idéal.
On aurait dit un plaidoyer bien préparé — à tel point que, pendant un instant, Lomeli fut traversé par la pensée indigne que Sabbadin était peut-être déjà allé voir Tremblay pour lui proposer de lui assurer le pontificat contre une future nomination. Il en croyait l’archevêque de Milan tout à fait capable : celui-ci n’avait jamais dissimulé son ambition de devenir secrétaire d’État. Cependant, le doyen se contenta de commenter :
— C’était très bien formulé.
— Alors nous sommes d’accord, Jacopo ? intervint Bellini. Je parlerai à mes partisans et tu parleras aux tiens, pour les presser de soutenir Tremblay ?
— Si tu veux. Mais je dois préciser que je n’ai aucune idée de qui sont mes partisans, à part toi et Benítez.
— Benítez, répéta pensivement Sabbadin. Ah, voilà un type intéressant. Je ne sais pas du tout quoi en penser.
Il consulta son calepin.
— Et il a quand même obtenu quatre voix au dernier scrutin. D’où peuvent-elles bien venir ? Tu devrais lui dire un mot, Jacopo, et voir si tu peux l’amener à notre point de vue. Ces quatre voix pourraient bien faire toute la différence.
Lomeli accepta d’essayer de parler à Benítez avant le dîner. Il irait le voir dans sa chambre. C’était le genre de conversation qu’il préférait éviter d’avoir devant les autres cardinaux.
Une demi-heure plus tard, Lomeli prit l’ascenseur jusqu’au cinquième étage du bloc B. Il se rappelait Benítez lui disant que sa chambre se situait tout en haut de la résidence, dans l’aile qui donnait sur la ville, mais maintenant qu’il était ici, il se rendit compte qu’il n’en connaissait pas le numéro. Il avança dans le couloir, examinant la douzaine de portes identiques, jusqu’au moment où il entendit des voix derrière lui. Il se retourna et vit surgir deux cardinaux. L’un d’eux était Gambino, l’archevêque de Pérouse, qui comptait au nombre des directeurs de campagne non officiels de Tedesco. L’autre était Adeyemi. Ils étaient en pleine conversation.
— Je suis sûr qu’on peut le convaincre, disait Gambino.
Mais ils s’interrompirent à l’instant où ils aperçurent Lomeli.
— Vous êtes perdu, Doyen ? questionna Gambino.
— En fait, oui. Je cherche le cardinal Benítez.
— Ah, le petit nouveau ! Seriez-vous en train d’ intriguer , Éminence ?
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