— Présent.
À 14 h 45, on verrouilla les portes et, pour la quatrième fois, Lomeli dirigea les prières. Cette fois encore, il inscrivit le nom de Bellini sur son bulletin et s’avança vers l’autel pour le déposer dans l’urne.
— Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu.
Il se rassit sur son siège et attendit.
Les trente premiers cardinaux à voter étaient les membres les plus éminents du conclave — les patriarches, les cardinaux-évêques, les cardinaux-prêtres les plus anciens. Il eut beau scruter leurs visages impassibles alors qu’ils quittaient leurs places les uns après les autres du côté de l’autel, Lomeli ne put deviner ce qu’ils avaient à l’esprit. Une inquiétude le saisit soudain : peut-être n’en avait-il pas fait assez. Et s’ils ne se doutaient pas du tout de la gravité du péché d’Adeyemi et votaient pour lui par ignorance ? Mais au bout d’un quart d’heure, les cardinaux assis autour d’Adeyemi, dans la partie centrale de la chapelle, commencèrent à se lever pour voter à leur tour. Et chacun d’eux, en retournant s’asseoir, détourna le regard du Nigérian. Ils faisaient penser aux membres d’un jury qui revenaient au tribunal pour livrer leur verdict et se trouvaient incapables de regarder l’accusé qu’ils s’apprêtaient à condamner. En les observant, Lomeli se sentit rassuré. Lorsque ce fut au tour d’Adeyemi de voter, le Nigérian se rendit d’un pas solennel jusqu’à l’urne et prononça le serment avec la même assurance absolue que précédemment. Il passa devant le doyen sans lui accorder un regard.
À 15 h 51, le vote était terminé, et les scrutateurs prirent le relais. Cent dix-huit bulletins ayant bien été dénombrés dans l’urne, ils installèrent leur table, et le rituel du dépouillement commença.
— Le premier vote est pour le cardinal Lomeli…
Oh, mon Dieu, non , pria-t-il, pas encore ; faites qu’on passe à quelqu’un d’autre . Adeyemi avait insinué qu’il était motivé par des ambitions personnelles. C’était faux — il en était certain. Mais à présent, tandis qu’il notait les suffrages, il ne put s’empêcher de remarquer qu’il remontait au score, et que s’il était encore loin d’atteindre un niveau dangereux, il arrivait à un point un peu trop haut pour être confortable. Il se pencha légèrement en avant pour voir Adeyemi, assis un peu plus loin dans la rangée. Contrairement aux hommes qui l’entouraient, il n’avait pas pris la peine de noter les suffrages et fixait simplement le mur d’en face. Une fois que Newby eut dépouillé les derniers bulletins, Lomeli fit ses totaux :
Tedesco 36
Adeyemi 25
Tremblay 23
Bellini 18
Lomeli 11
Benítez 5
Il posa la liste des résultats sur la table et l’examina, les coudes sur la nappe et la tête appuyée sur ses mains, jointure contre ses tempes. Depuis la pause du déjeuner, Adeyemi avait perdu plus de la moitié de ses soutiens — une hémorragie renversante de trente-deux voix — dont Tremblay avait récupéré onze votes, Bellini huit, lui-même six, Tedesco quatre et Benítez trois. De tout évidence, Nakitanda avait fait circuler l’information, et il y avait eu suffisamment de cardinaux qui avaient assisté à la scène de la salle à manger, ou qui en avaient entendu parler, pour que la peur s’installe.
Alors que le conclave intégrait cette nouvelle donne, des conversations éclatèrent un peu partout dans la Sixtine. Lomeli savait à leurs visages ce qu’ils disaient. Songer que, s’ils n’étaient pas partis déjeuner, Adeyemi pourrait être pape ! Et voilà que maintenant, le rêve d’avoir un pontife africain était mort, et que Tedesco avait repris la tête, à quatre voix des quarante qu’il lui fallait pour bloquer la majorité aux deux tiers d’un autre candidat… J’ai vu encore sous le soleil que la course ne revient pas aux plus rapides, ni le combat aux héros… temps et contretemps leur arrivent à tous … Quant à Tremblay, à supposer que les votes du tiers-monde penchent de son côté, était-il en position de devenir le nouveau favori ? (Pauvre Bellini, chuchotaient-ils avec des regards vers son expression dépourvue de passion, quand son humiliation prolongée prendrait-elle donc fin ?) Pour ce qui était du doyen, les suffrages qu’il avait obtenus reflétaient sans doute le besoin de stabilité qui ne manquait jamais de se manifester quand les choses devenaient incertaines. Et, enfin, il y avait Benítez : cinq voix pour quelqu’un dont nul ne connaissait l’existence deux jours plus tôt, cela tenait presque du miracle…
Lomeli baissa de nouveau la tête pour continuer d’examiner les chiffres sans s’apercevoir que les cardinaux commençaient à se tourner vers lui, jusqu’à ce que Bellini tende le bras derrière le dos du patriarche du Liban pour lui donner un petit coup dans les côtes. Il leva les yeux avec inquiétude. Quelques rires se firent entendre de l’autre côté de l’allée. Quel vieil imbécile il faisait !
Lomeli se leva et gagna l’autel.
— Mes frères, aucun candidat n’ayant atteint la majorité des deux tiers, nous allons procéder immédiatement au cinquième tour.
L’élection de la plupart des papes de l’époque récente n’avait pas pris plus de cinq tours. Ainsi, le dernier Saint-Père était devenu pontife au cinquième, et Lomeli le revoyait encore, refusant de s’asseoir sur le trône pontifical parce qu’il tenait à rester debout et à embrasser tous les cardinaux qui se pressaient pour le féliciter. Quatre tours de scrutin avaient suffi à élire Ratzinger. Lomeli se rappelait aussi son sourire timide quand il avait obtenu les deux tiers des suffrages et que le conclave l’avait chaleureusement applaudi. Jean-Paul Ier l’avait emporté au quatrième tour également. En fait, mis à part Wojtyla, la règle des cinq tours s’était vérifiée au moins depuis 1963, quand Montini avait battu Lercaro et avait glissé sa célèbre remarque à son rival plus charismatique : « Ainsi va la vie, Éminence — vous devriez être assis ici. »
Lomeli avait secrètement prié pour une élection en cinq tours — un bon chiffre rond et conventionnel, suggérant un choix qui ne tenait ni du schisme ni du couronnement, mais d’un processus de méditation pour arriver à discerner la volonté de Dieu. Mais ce ne serait pas pour cette fois-ci, et cela n’annonçait rien de bon.
Lorsqu’il étudiait le droit canon à l’Université pontificale du Latran, il avait lu Masse et Puissance , de Canetti. Il y avait appris à distinguer les diverses catégories de masses — la masse en panique, la masse stagnante, la masse révoltée, etc. C’était utile pour un homme d’Église. En appliquant cette analyse séculière, on pouvait considérer un conclave comme la masse la plus avertie de la terre, mue dans un sens ou dans un autre par l’impulsion collective de l’Esprit-Saint. Certains conclaves se révélaient timides et rétifs aux changements, tel celui qui avait élu Ratzinger ; d’autres se révélaient plus hardis, comme celui qui avait fini par choisir Wojtyla. Lomeli trouvait inquiétant que ce conclave-ci commence à montrer des signes de ce que Canetti aurait pu appeler une masse en désintégration. C’était une assemblée troublée, instable, fragile — susceptible de partir soudain dans n’importe quelle direction.
La motivation et l’excitation grandissantes sur lesquelles s’était terminée la séance du matin s’étaient évaporées. Désormais, tandis que les cardinaux se levaient pour voter et alors que le petit bout de ciel visible par les fenêtres en hauteur s’obscurcissait, le silence qui régnait dans la chapelle devenait aussi morne et pesant que celui d’un tombeau. Saint-Pierre sonna 17 heures, et l’on aurait pu croire entendre le glas lors d’un enterrement. Nous sommes des brebis égarées, songea Lomeli, et une grande tempête approche. Mais qui sera notre berger ? Il pensait toujours que le meilleur choix était Bellini, et il vota de nouveau pour lui, mais sans espoir de le voir l’emporter. Jusqu’à présent, l’Italien avait obtenu respectivement dix-huit, dix-neuf, dix et dix-huit voix aux quatre scrutins précédents : quelque chose l’empêchait visiblement de percer au-delà de son petit noyau de partisans. Peut-être était-ce parce qu’il avait été secrétaire d’État, et donc associé de trop près au Saint-Père, dont la politique s’était attiré à la fois les foudres des traditionalistes et la déception des réformateurs.
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