L’Église s’était occupée de l’adoption. Après la naissance, la jeune fille n’avait rien attendu d’Adeyemi, sinon qu’il veuille bien reconnaître d’une façon ou d’une autre ce qui s’était passé. Mais on l’avait transféré dans une paroisse à Lagos, et ses lettres lui étaient revenues sans avoir été ouvertes. Lorsqu’elle l’avait reconnu à la résidence Sainte-Marthe, elle n’avait pas pu se retenir, et elle était allée le voir dans sa chambre. Il lui avait dit qu’ils devaient oublier toute cette histoire. Puis, dans la salle à manger, quand il avait refusé ne fût-ce que de la regarder, et qu’une autre sœur lui avait chuchoté qu’il était sur le point de devenir pape, elle avait perdu tout contrôle. Elle était coupable de tant de péchés, assura-t-elle, qu’elle ne savait par où commencer — luxure, colère, orgueil, mensonge.
Elle était tombée à genoux et avait fait acte de contrition :
— Mon Dieu, j’ai un très grand regret de T’avoir offensé, parce que Tu es infiniment bon, et que le péché Te déplaît. Je prends la ferme résolution avec le secours de Ta sainte grâce de ne plus T’offenser et de faire pénitence. Amen.
Lomeli la fit relever et lui donna l’absolution.
— Ce n’est pas vous qui avez péché, mon enfant. C’est l’Église, décréta-t-il avant de faire le signe de croix. Louez l’Éternel, car Il est bon.
— Car Sa miséricorde dure toujours.
Au bout d’un moment, Adeyemi dit à voix basse :
— Nous étions tous les deux très jeunes.
— Non, Éminence. Elle était très jeune ; vous aviez trente ans.
— Vous voulez ruiner ma réputation afin de pouvoir être élu pape à ma place !
— Ne soyez pas ridicule. Cette simple pensée n’est pas digne de vous.
Des sanglots secouaient déjà les épaules d’Adeyemi. Lomeli s’assit près de lui sur le lit.
— Reprenez-vous, Joshua, dit-il avec bonté. Si j’ai connaissance de tout cela, c’est seulement parce que j’ai entendu cette pauvre femme en confession, et elle n’en parlera jamais en public, j’en suis certain, ne serait-ce que pour protéger le garçon. Quant à moi, je suis lié par le secret de la confession et ne répéterai pas un mot de ce que j’y ai appris.
Adeyemi le regarda de biais. Il avait les yeux brillants. Il n’arrivait toujours pas à accepter que son rêve eût pris fin.
— Êtes-vous en train de me dire qu’il me reste encore un espoir ?
— Non. Pas le moindre, répliqua Lomeli, atterré.
Il parvint à se contrôler et poursuivit sur un ton plus raisonnable :
— Après un tel incident public, je crains qu’il n’y ait des rumeurs. Vous savez comment est la Curie.
— Peut-être, mais les rumeurs ne sont pas des faits.
— En l’occurrence, c’est la même chose. Vous savez aussi bien que moi que s’il y a une chose qui terrifie par-dessus tout nos confrères, c’est la perspective d’un nouveau scandale sexuel.
— Alors c’est fini ? Je ne pourrai jamais être pape ?
— Éminence, vous ne pouvez être quoi que ce soit .
Adeyemi paraissait incapable de lever les yeux.
— Que dois-je faire, Jacopo ?
— Vous êtes bon. Vous trouverez une façon d’expier. Dieu saura si vous vous repentez sincèrement, et Il décidera de ce qu’il adviendra de vous.
— Et le conclave ?
— Laissez-moi m’en charger.
Ils demeurèrent un moment silencieux. Lomeli pouvait à peine se représenter sa souffrance. Dieu me pardonne ce que je suis contraint de faire.
— Vous voulez bien prier quelques instants avec moi ? finit par demander Adeyemi.
— Bien sûr.
Ainsi, dans cette chambre entièrement close où flottaient des senteurs de lotion après-rasage, les deux hommes s’agenouillèrent sous la lumière électrique — sans difficulté pour Adeyemi, avec raideur dans le cas de Lomeli — et prièrent ensemble côte à côte.
Lomeli aurait aimé retourner à la chapelle Sixtine à pied — respirer un peu d’air frais et sentir le doux soleil de novembre sur son visage. Mais il était trop tard pour ça. Lorsqu’il parvint dans le hall, les cardinaux montaient déjà dans les minibus, et Nakitanda l’attendait près de la réception.
— Alors ?
— Il va devoir démissionner de toutes ses fonctions.
— Oh, non ! s’exclama Nakitanda, qui baissa la tête avec consternation.
— Pas tout de suite — j’aimerais que nous puissions lui éviter une humiliation — mais certainement d’ici un an ou deux. Je vous laisse décider de ce que vous direz aux autres. Je me suis entretenu avec les deux parties, et je suis lié par mes vœux. Je ne puis en dire davantage.
Dans le minibus, il s’assit tout au fond et ferma les yeux, sa barrette posée sur le siège voisin afin de décourager quiconque rechercherait sa compagnie. Tous les aspects de cette affaire l’écœuraient, mais un détail en particulier commençait à le turlupiner. Il s’agissait de la toute première remarque d’Adeyemi : le calendrier. D’après sœur Shanumi, elle avait passé les vingt dernières années à travailler au Nigeria pour la communauté d’Iwaro Oko, dans la province d’Ondo, où elle aidait les femmes atteintes du sida.
— Étiez-vous heureuse, là-bas ?
— Oui, Éminence, très.
— Votre travail devait être assez différent de ce que vous faites ici, j’imagine ?
— Oh, oui. Là-bas, j’étais infirmière. Ici, je suis une servante.
— Qu’est-ce qui vous a poussée à vouloir venir à Rome, alors ?
— Je n’ai jamais voulu venir à Rome !
Elle ne comprenait toujours pas comment elle avait pu se retrouver à la résidence Sainte-Marthe. Un jour de septembre, elle avait été convoquée par la Mère supérieure de leur communauté, qui l’informa qu’un courriel avait été reçu en provenance de la direction générale, à Paris, pour demander son transfert immédiat à la mission romaine. Un tel honneur avait suscité une grande excitation parmi les autres sœurs. Certaines pensaient même que c’était le Saint-Père en personne qui était à l’origine de l’invitation.
— C’est extraordinaire. Avez-vous déjà rencontré le pape ?
— Bien sûr que non, Éminence !
Ce fut la seule fois qu’il la vit rire — devant l’absurdité d’une telle idée.
— Je l’ai aperçu une fois, pendant sa tournée en Afrique, mais j’étais parmi les millions de fidèles. Et pour moi, il n’était qu’un point blanc dans le lointain.
— À quel moment exactement vous a-t-on donc priée de venir à Rome ?
— Il y a six semaines, Éminence. On m’a donné trois semaines pour me préparer, et puis j’ai pris l’avion.
— Et une fois ici, a-t-il été question que vous parliez au Saint-Père ?
— Non, Éminence, répondit-elle en se signant. Il est mort le lendemain de mon arrivée. Paix à son âme.
— Je ne comprends pas pourquoi vous avez accepté de venir. Pourquoi quitter tout ce que vous aviez en Afrique pour aller aussi loin ?
Sa réponse le transperça presque plus que tout ce qu’elle lui avait dit auparavant :
— Parce que j’ai cru que c’était peut-être le cardinal Adeyemi qui m’avait fait chercher.
Il fallait reconnaître à Adeyemi qu’il se comporta avec la même dignité, la même gravité que celles dont il avait fait preuve à la fin du troisième tour de scrutin. En le voyant entrer dans la chapelle Sixtine, nul n’aurait pu deviner que la conscience qu’il avait manifestement de sa destinée avait pu être de quelque façon que ce fût perturbée, et encore moins qu’il était complètement détruit. Il ignora les hommes qui l’entouraient et s’assit à la table, lisant calmement la Bible pendant qu’on faisait l’appel. En entendant son nom, il répondit d’une voix ferme :
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