Il avait atteint le comptoir et se servait un peu de riso tonnato quand il entendit des éclats de voix derrière lui, suivis du fracas d’un plateau heurtant le sol de marbre, d’un bris de verre et d’un cri de femme. (Ou était-ce bien un cri ? Un sanglot, aurait mieux convenu : un sanglot de femme.) Lomeli pivota pour voir ce qui se passait. D’autres cardinaux se levaient pour faire de même et lui bouchèrent la vue. Une religieuse, les mains plaquées sur la tête, traversa la salle à manger en courant et disparut dans la cuisine. Deux autres sœurs la suivirent à pas rapides. Il se tourna vers le cardinal le plus proche de lui — c’était le jeune Espagnol, Villanueva.
— Que s’est-il passé ? Vous avez vu quelque chose ?
— Je crois qu’elle a fait tomber une bouteille de vin.
Quel qu’ait été l’incident, il semblait terminé. Les cardinaux qui s’étaient levés avaient regagné leurs sièges. Le bourdonnement des conversations reprit lentement. Lomeli reporta son attention sur le comptoir pour achever de se servir. Puis, son plateau à la main, il chercha du regard une place ou s’asseoir. Une sœur sortit de la cuisine avec un seau et une serpillière et se dirigea vers la table des Africains, où Lomeli remarqua brusquement l’absence d’Adeyemi. À cet instant, il sut avec une clarté implacable ce qui s’était passé. Mais cette fois encore — et comme il se le reprocha par la suite ! — cette fois encore , son instinct fut de ne pas en tenir compte. Une vie de discrétion et d’autodiscipline guida ses pas vers la chaise libre la plus proche et força son corps à s’asseoir, sa bouche à sourire en guise de salut aux autres convives, sa main à déplier une serviette alors qu’il n’entendait plus dans ses oreilles qu’un bruit semblable à celui d’un torrent.
Le hasard voulut que la place voisine de la sienne fût occupée par l’archevêque de Bordeaux, Courtemarche — celui-là même qui avait remis en question l’existence historique de l’Holocauste et que Lomeli avait toujours évité. Se méprenant sur ses intentions, le Français crut à un geste officiel du doyen du Collège et s’empressa de faire une réclamation pour le compte de la Fraternité Saint-Pie-X. Lomeli écouta sans entendre. Une religieuse, qui gardait les yeux modestement baissés, s’approcha de son épaule pour lui proposer du vin. Il leva la tête pour décliner son offre et, pendant une fraction de seconde, leurs regards se croisèrent — et celui de la sœur exprimait un reproche si terrible qu’il en eut la bouche sèche.
— … le Cœur Immaculé de Marie… disait Courtemarche… La volonté du Ciel révélée à Fatima…
Derrière la sœur, trois des cardinaux africains qui avaient été assis à la table d’Adeyemi — Nakitanda, Mwangale et Zucula — venaient vers la table du doyen. Le plus jeune, Nakitanda de Kampala, semblait être leur porte-parole.
— Pourriez-vous nous accorder un instant, Doyen ?
— Bien sûr, répondit-il en adressant un petit salut à Courtemarche. Je vous prie de m’excuser.
Il suivit le trio jusqu’à un coin du hall.
— Que s’est-il passé ? questionna-t-il.
Zucula secoua la tête d’un air lugubre.
— Notre frère est tourmenté, dit-il.
— L’une des sœurs qui servaient à notre table s’est mise à parler à Joshua, intervint Nakitanda. Il a d’abord essayé de faire comme si de rien n’était. Puis elle a laissé tomber le plateau. Il s’est levé et il est parti.
— Qu’est-ce qu’elle a dit exactement ?
— Malheureusement, nous ne le savons pas. Elle parlait un dialecte nigérian.
— Du yoruba, précisa Mwangale. C’était du yoruba. La langue d’Adeyemi.
— Et où se trouve le cardinal Adeyemi à présent ?
— Nous n’en savons rien, Éminence, dit Nakitanda, mais, de toute évidence, quelque chose ne va pas, et il doit nous dire ce que c’est. Il faut que nous sachions ce qu’il en est de la sœur avant de retourner à la Sixtine pour voter. Qu’a-t-elle exactement à lui reprocher ?
Zucula saisit Lomeli par le bras. Pour un homme aussi frêle, il avait une poigne de fer.
— Nous attendons un pape africain depuis très longtemps, Jacopo, et si le choix de Dieu se porte sur Joshua, j’en serai heureux. Mais il doit avoir la conscience et le cœur purs. Ce doit être réellement un saint homme. Si ce n’est pas le cas, ce serait un désastre pour nous tous.
— Je comprends. Je vais voir ce que je peux faire.
Lomeli consulta sa montre. Il était 13 h 03.
Pour atteindre les cuisines depuis le hall, il fallait traverser toute la salle à manger. Les cardinaux avaient observé sa conversation avec les Africains, et il avait conscience tout en marchant d’être suivi par des dizaines de regards… de voir des têtes se rapprocher pour chuchoter, des fourchettes se figer à mi-course. Il poussa la porte. Il y avait des années qu’il n’était pas entré dans une cuisine, et en tout cas jamais dans une cuisine aussi animée que celle-ci. Il découvrit avec stupéfaction l’armée de religieuses qui préparaient le repas. Les sœurs les plus proches de lui baissèrent la tête.
— Éminence…
— Éminence…
— Dieu vous bénisse, mes enfants. Dites-moi, où est la sœur qui vient d’avoir un petit problème ?
— Elle est avec sœur Agnès, Éminence, répondit une religieuse italienne.
— Auriez-vous la gentillesse de me conduire à elle ?
— Bien sûr, Éminence. Je vous en prie.
Elle montra la porte qui donnait dans la salle à manger.
Lomeli eut un mouvement de recul.
— N’y aurait-il pas une entrée de service que nous pourrions emprunter ?
— Oui, Éminence.
— Montrez-moi, mon enfant.
Il la suivit à travers une réserve, puis dans un couloir de service.
— Vous savez comment s’appelle la sœur en question ?
— Non, Éminence. Elle est nouvelle.
La religieuse frappa timidement à la porte vitrée d’un bureau. Lomeli reconnut l’endroit où l’on avait conduit Benítez à son arrivée, seulement, maintenant, les stores étaient baissés, et il était impossible de voir à l’intérieur. Au bout d’un moment, il frappa lui-même contre la porte, un peu plus fort. Il entendit qu’on bougeait, puis la porte s’entrouvrit sur sœur Agnès.
— Éminence ?
— Bonjour, ma sœur. Je dois parler à la religieuse qui vient de laisser tomber son plateau.
— Elle est en sécurité avec moi, Éminence. Je gère la situation.
— Je n’en doute pas, sœur Agnès. Mais il faut que je lui parle.
— Je ne vois pas en quoi un plateau renversé pourrait concerner le doyen du Collège cardinalice.
— Néanmoins, si vous voulez bien ?
Il saisit la poignée de la porte.
— Ce n’est rien dont je ne puisse me charger…
Il poussa doucement le panneau et, après une dernière tentative de résistance, la religieuse céda.
La sœur était assise sur la même chaise qu’avait occupée Benítez, à côté de la photocopieuse. Elle se leva à son entrée. Il lui donna une cinquantaine d’années — petite, replète, timide, des lunettes : identique aux autres. Mais il était toujours si difficile de voir la personne au-delà de l’uniforme et du voile, surtout quand cette personne gardait les yeux rivés au sol.
— Asseyez-vous, mon enfant, dit-il doucement. Je suis le cardinal Lomeli. Nous nous inquiétons tous pour vous. Comment vous sentez-vous ?
— Elle se sent beaucoup mieux, Éminence, intervint sœur Agnès.
— Pouvez-vous me dire votre nom ?
— Elle s’appelle Shanumi. Et elle ne comprend pas un mot de ce que vous lui dites : la pauvre petite ne parle pas italien.
— Anglais ? demanda-t-il à la religieuse. Vous parlez anglais ?
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