Il allongea le pas, comme s’il était pressé de s’éloigner, et se dépêcha de rejoindre les deux cardinaux qui les précédaient. Le Nigérian s’immisça entre eux, les prit par les épaules et les serra contre lui, laissant Lomeli s’attarder derrière, à se demander s’il se faisait des idées ou si on venait de lui proposer, contre son silence, de reprendre son ancien poste de secrétaire d’État.
Chacun reprit sa place dans la chapelle Sixtine. Les portes furent verrouillées. Lomeli se plaça devant l’autel et lut par ordre de préséance le nom de tous les cardinaux. Tous répondirent « Présent ».
— Prions.
Les cardinaux se levèrent.
— Ô Père, afin que nous puissions par notre ministère et notre exemple veiller sur Ton Église, accorde à Tes serviteurs paix et sérénité, discernement et courage pour chercher à connaître Ta volonté et Te servir de toute notre âme. Par Jésus, le Christ, Notre-Seigneur…
— Amen.
Les cardinaux s’assirent.
— Mes frères, nous allons procéder au deuxième tour. Scrutateurs, si vous voulez bien vous installer, je vous prie ?
Lukša, Mercurio et Newby se levèrent de leurs chaises et se frayèrent un passage vers l’avant de la chapelle.
Lomeli regagna sa place et sortit son bulletin. Lorsque les scrutateurs furent prêts, il décapuchonna son stylo, s’abrita des regards, et inscrivit de nouveau en majuscules : BELLINI. Puis il plia le bulletin, se leva, le brandit afin qu’il soit visible de tout le conclave et se dirigea vers l’autel. Au-dessus de lui, dans Le Jugement dernier , les armées du ciel s’élançaient vers le firmament tandis que les damnés sombraient dans l’abysse.
— Je prends à témoin le Christ Seigneur, qui me jugera, que je donne ma voix à celui que, selon Dieu, je juge devoir être élu.
Il déposa son bulletin sur la patène et la renversa dans l’urne.
En 1978, lors du conclave qui l’élut pape, Karol Wojtyla avait apporté des revues de philosophie marxiste et avait passé les longues heures que prirent les huit tours à les lire tranquillement. Cependant, en tant que pape Jean-Paul II, il n’accorda pas les mêmes distractions à ses successeurs. Selon les règles qu’il édicta en 1996, les électeurs n’étaient plus autorisés à faire entrer le moindre texte écrit dans la chapelle Sixtine. Une bible était placée sur les tables devant chaque cardinal afin qu’ils puissent trouver l’inspiration dans les Saintes Écritures. Leur seule occupation devait être de méditer sur le choix qui s’offrait à eux.
Lomeli examina les fresques et le plafond, feuilleta le Nouveau Testament, observa les candidats qui défilaient devant lui pour voter, ferma les yeux et pria. Au bout du compte, d’après sa montre, le vote prit en tout soixante-huit minutes. Il n’était pas encore 10 h 45 quand le cardinal Rudgard, le dernier à voter, retourna s’asseoir au fond de la chapelle et que le cardinal Lukša souleva l’urne pleine de bulletins pour la montrer au conclave. Ensuite les scrutateurs suivirent le même rituel que la veille. Le cardinal Newby transféra les bulletins pliés dans la deuxième urne, les comptant à voix haute jusqu’à ce qu’il arrive à 118. Puis le cardinal Mercurio et lui installèrent la table et les trois chaises devant l’autel. Lukša mit la nappe et posa l’urne dessus. Les trois hommes s’assirent. Lukša plongea la main dans le calice d’argent ouvragé, comme s’il tirait un billet de tombola lors d’un dîner de charité diocésain, et en sortit un premier bulletin. Il le déplia, le lut, prit note et le tendit à Mercurio.
Lomeli saisit son stylo. Newby perfora le bulletin avec son aiguille, l’enfila sur le cordonnet et se pencha vers le micro. Son italien atroce remplit la Sixtine.
— La première voix du second tour est pour le cardinal Lomeli.
Pendant quelques secondes atroces, Lomeli eut une vision de ses confrères s’associant en secret derrière son dos pendant la nuit pour le désigner, et de lui-même porté au pontificat par une vague de votes de compromission avant même qu’il puisse recouvrer ses esprits pour l’empêcher. Mais le nom suivant fut Adeyemi, puis Tedesco, puis de nouveau Adeyemi, et s’ensuivit une longue période bénie durant laquelle son nom ne fut pas mentionné du tout. Sa main courait le long de la liste des cardinaux, cochant un nom dès qu’il était proclamé, et il constata bientôt qu’il arrivait en cinquième place. Lorsque Newby lut le dernier nom — « Cardinal Tremblay » —, le doyen avait rassemblé un total de neuf suffrages, soit presque le double de ce qu’il avait obtenu au premier tour, à l’inverse donc de ce qu’il avait espéré, mais un score qui restait cependant suffisamment bas pour le mettre à l’abri. C’était Adeyemi qui avait fait une percée tonitruante et prenait la première place :
Adeyemi 35
Tedesco 29
Bellini 19
Tremblay 18
Lomeli 9
Autres 8
Ainsi donc, du brouillard des ambitions humaines commençait à émerger la volonté de Dieu. Comme toujours au deuxième tour, ceux qui n’avaient aucune chance avaient pratiquement disparu, et le Nigérian avait récolté seize de leurs voix, soit une adhésion phénoménale. Et, pensa Lomeli, Tedesco devait être satisfait d’avoir ajouté sept voix à son score du premier tour. Bellini et Tremblay, en revanche, n’avaient guère bougé, ce qui n’était peut-être pas un mauvais résultat pour le Canadien, mais certainement un désastre pour l’ancien secrétaire d’État, qui aurait eu besoin de franchir allègrement le cap des vingt pour rester dans la course.
Ce ne fut que lorsqu’il vérifia ses calculs une seconde fois que Lomeli remarqua une autre petite surprise — à peine une note en bas de page, en fait — qui lui avait échappé tant il s’était concentré sur l’intrigue principale. Benítez avait lui aussi doublé son nombre de voix, en passant d’une à deux.
Une fois que Newby eut proclamé les résultats, et que les trois cardinaux réviseurs les eurent vérifiés, Lomeli se leva et s’approcha de l’autel. La chapelle semblait émettre un bourdonnement bas. Tout le long des quatre rangées de tables, les cardinaux comparaient leurs listes et parlaient à voix basse à leurs voisins.
De la plate-forme de l’autel, il avait vue sur les quatre favoris. Bellini, en tant que cardinal-évêque, était le plus proche de lui, à droite de l’allée par rapport à Lomeli : il examinait les chiffres et se tapotait les lèvres avec son index, silhouette isolée parmi les siens. Un peu plus loin, de l’autre côté de l’allée, Tedesco se tenait en arrière sur sa chaise, un peu tourné de côté pour écouter l’archevêque émérite de Palerme : Scozzazi, dans la rangée derrière lui, qui s’était penché sur sa table pour lui dire quelque chose. À quelques sièges de Tedesco, Tremblay effectuait des torsions du buste d’un côté puis de l’autre pour étirer ses muscles, tel un sportif entre deux manches. En face de lui, Adeyemi gardait les yeux rivés droit devant lui, si parfaitement immobile qu’il aurait pu être une statue d’ébène, insensible aux regards qu’il suscitait partout dans la Sixtine.
Lomeli tapota le micro. Le bruit se répercuta contre les fresques comme un roulement de tambour. Les murmures se turent aussitôt.
— Mes frères, conformément à la Constitution apostolique, les bulletins exprimés ne seront pas brûlés maintenant, et nous allons procéder immédiatement au tour suivant. Prions ensemble.
Pour la troisième fois, Lomeli vota pour Bellini. Il s’était résolu à ne pas l’abandonner, même si l’on voyait — presque physiquement — l’autorité quitter l’ancien favori alors qu’il marchait d’un pas raide jusqu’à l’autel, récitait le serment d’une voix atone et déposait son bulletin dans l’urne. Bellini se retourna pour regagner sa place, pareil à une enveloppe vide. C’était une chose de redouter de devenir pape, et c’en était une autre de se trouver confronté à la soudaine réalité que cela ne se produirait jamais — de constater qu’après avoir été considéré pendant des années comme l’héritier évident, vos pairs vous jaugeaient, puis Dieu les orientait ailleurs. Lomeli se demanda s’il s’en remettrait. Au moment où l’ancien secrétaire d’État passait derrière lui pour regagner sa place, il lui donna une petite tape compatissante sur le dos, mais son ami ne parut pas le remarquer.
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