— Je suis curieux de savoir ce qu’il avait en tête pendant toutes ces dernières semaines, commenta Bellini, presque pour lui-même.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. Je ne l’ai pas vu de tout le dernier mois.
— Ah, c’est dommage ! Il était bizarre. Inaccessible. Secret. Je crois qu’il sentait la mort approcher et que tout un tas de pensées étranges lui venaient à l’esprit. Je ressens très fort sa présence, pas toi ?
— Oh, si. Je lui parle encore. Et j’ai souvent l’impression qu’il nous observe.
— J’en suis certain. Bon, c’est ici que nos chemins se séparent. Je suis au troisième, dit Bellini en consultant sa clé. Chambre 301. Je dois être juste au-dessus du Saint-Père. Tu crois que son esprit irradie à travers le plancher ? Ça expliquerait pourquoi je me sens aussi agité. Dors bien, Jacopo. Qui sait où nous en serons, demain à cette heure-ci ?
Ensuite, à la surprise de Lomeli, Bellini l’embrassa avec légèreté sur chaque joue avant de lui tourner le dos pour continuer de monter l’escalier.
— Bonne nuit, lui lança Lomeli.
Pour toute réponse, Bellini leva main sans se retourner.
Après son départ, le doyen resta encore une minute, les yeux rivés sur la porte close et sa barrière de cire et de rubans. Il se rappelait sa conversation avec Benítez. Se pouvait-il que le Saint-Père ait été assez proche du Philippin et lui ait fait assez confiance pour critiquer devant lui son propre secrétaire d’État ? La remarque avait pourtant l’accent de l’authenticité. « Brillant, mais instable » : il entendait presque le vieil homme le dire.
Cette nuit-là, Lomeli connut encore un sommeil agité. Pour la première fois depuis des années, il rêva de sa mère — veuve pendant quarante ans, qui lui avait toujours reproché sa froideur envers elle —, et lorsqu’il se réveilla, aux petites heures du jour, il croyait encore entendre sa voix plaintive geindre dans ses oreilles. Mais, après une minute ou deux, il se rendit compte que la voix qu’il entendait était bien réelle. Il y avait une femme à côté.
Une femme ?
Il roula sur le flanc et chercha sa montre à tâtons. Il était près de 3 heures.
La voix féminine se fit entendre de nouveau : pressante, accusatrice, proche de l’hystérie. Puis une voix masculine profonde en réponse : calme, rassurante, apaisante.
Lomeli écarta les couvertures et alluma la lumière. Les ressorts grippés de son sommier métallique grincèrent bruyamment lorsqu’il se mit debout. Il traversa la chambre sur la pointe des pieds et colla son oreille contre le mur. Les voix s’étaient tues, et il sentait que, de l’autre côté de la cloison, on écoutait aussi. Il demeura pendant plusieurs minutes dans la même position, jusqu’à ce qu’il se sente ridicule. Ses soupçons ne pouvaient être qu’absurdes, non ? Mais alors il perçut la voix très reconnaissable d’Adeyemi — même lorsqu’il chuchotait, la basse du cardinal résonnait — suivie par le déclic d’une porte qui se ferme. Il fonça alors vers sa propre porte et l’ouvrit à la volée, juste à temps pour voir un éclair de l’uniforme bleu des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul disparaître au coin du couloir.
Par la suite, Lomeli sut avec certitude ce qu’il aurait dû faire. Il aurait dû s’habiller et aller frapper à la porte d’Adeyemi. Il aurait encore été possible, tout au début, avant que les positions ne soient établies et quand les faits étaient indéniables, d’avoir une franche conversation au sujet de ce qui venait de se passer. Mais le doyen choisit de se remettre au lit, de remonter les draps jusqu’à son menton et d’envisager toutes les hypothèses.
La meilleure explication — c’est-à-dire la moins préjudiciable, de son point de vue — était que la nonne devait être troublée, qu’elle s’était cachée pendant que les autres sœurs quittaient la résidence, à minuit, et était venue chercher conseil auprès d’Adeyemi. Il y avait beaucoup de sœurs africaines à la résidence Sainte-Marthe, et il était tout à fait possible qu’elle ait pu connaître le cardinal pendant ses années au Nigeria. De toute évidence, Adeyemi avait commis une grave imprudence en la laissant entrer sans chaperon dans sa chambre au milieu de la nuit, mais une imprudence n’était pas nécessairement un péché. Lui vinrent ensuite toute une série d’autres explications que l’imagination de Lomeli lui interdisait presque toutes d’envisager. Il s’était littéralement entraîné à ne pas entretenir ce genre de pensées. Un passage du Journal de l’âme de Jean XXIII lui avait servi de guide depuis les tourments qu’il avait pu connaître de jour comme de nuit lorsqu’il était jeune prêtre :
Pour ce qui est des femmes, et de tout ce qui les entoure, jamais un mot, jamais ; c’était comme s’il n’existait pas de femmes dans le monde. Ce silence absolu, même entre amis proches, sur tout ce qui a trait aux femmes, a été l’une des leçons les plus profondes et durables de mes jeunes années de prêtre.
C’était le fondement même de la rude discipline mentale qui avait permis à Lomeli de respecter son célibat pendant plus de soixante ans. N’y pense même pas ! La simple idée d’aller dans la chambre voisine pour parler d’une femme, d’homme à homme avec Adeyemi, était un concept totalement extérieur au système intellectuel fermé du doyen. Il décida donc d’oublier l’incident. Si Adeyemi décidait de se confier à lui, naturellement, il l’écouterait, dans l’esprit du confesseur. Autrement, il ferait comme si de rien n’était.
Il tendit la main et éteignit la lumière.
À 6 h 30, la sonnerie retentit pour la messe du matin.
Lomeli se réveilla avec une impression confuse de fatalité imminente, comme si toute ses inquiétudes se tenaient tapies derrière lui et n’attendaient que sa pleine conscience pour l’assaillir. Il se rendit dans la salle de bains et tenta de les repousser avec une nouvelle douche brûlante. Mais lorsqu’il se mit devant le miroir pour se raser, elles le guettaient toujours.
Il se sécha et enfila sa soutane, puis s’agenouilla sur le prie-Dieu et récita son rosaire avant de prier pour que la sagesse du Christ puisse le guider durant toutes les épreuves qu’apporterait cette journée. Il s’aperçut en s’habillant que ses doigts tremblaient et il s’interrompit pour essayer de se ressaisir. Il existait des prières pour chaque vêtement — soutane, ceinture, rochet, mozette, calotte —, et il les récita toutes. « Ceins-moi, Seigneur, du cordon de la foi, et mes reins de la vertu de chasteté, murmura-t-il en nouant le cordon autour de sa taille, et éteins en eux le bouillonnement de la sensualité, afin que définitivement demeure en moi la vigueur d’une totale chasteté. » Mais il le fit mécaniquement, sans plus de sentiment que s’il lisait l’annuaire.
Juste avant de sortir, il s’aperçut en habit de chœur dans le miroir. Le décalage entre l’image qui lui apparut et l’homme qu’il savait être ne lui avait jamais paru aussi énorme.
Il descendit l’escalier avec un groupe de cardinaux pour gagner la chapelle du rez-de-chaussée. Elle occupait une annexe reliée au bâtiment principal : de conception résolument moderne et aseptisée, dotée d’une charpente inclinée de poutres blanches et de verre surplombant un dallage de marbre poli beige et or. L’ensemble faisait un peu trop penser à un salon d’aéroport pour être au goût de Lomeli, et pourtant, contre toute attente, le Saint-Père l’avait préféré à la chapelle Pauline. L’un des côtés était entièrement constitué de baies vitrées donnant sur le vieux mur d’enceinte du Vatican, éclairé par des spots et agrémenté de plantes en pot. L’angle était tel qu’il était impossible de voir le ciel, ni même de savoir si le jour était levé.
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