Une sonnerie retentit pour annoncer le dîner. Il était 20 h 30.
— Ne nous voilons pas la face. Nous n’avons pas fait aussi bien que nous l’espérions.
L’archevêque de Milan, Sabbadin, dont les lunettes sans monture brillaient à la lumière des lustres, regarda autour de la table les cardinaux italiens qui constituaient le noyau du soutien de Bellini. Lomeli était assis en face de lui.
C’était le soir où commençait le vrai travail du conclave. Quoique la Constitution apostolique enjoigne en théorie les cardinaux-électeurs de s’abstenir de « toute espèce de pactes, d’accords, de promesses ou d’autres engagements de quelque ordre que ce soit » sous peine d’excommunication, il s’agissait maintenant d’une élection à part entière, et donc d’un problème d’arithmétique : qui pouvait obtenir soixante-dix-neuf voix ? Tedesco, dont l’autorité était renforcée par sa place de premier à l’issue du premier tour, racontait une histoire drôle à une table de cardinaux sud-américains et se tamponnait les yeux avec sa serviette tellement il riait. Tremblay écoutait avec gravité l’opinion de cardinaux du Sud-Est asiatique. Adeyemi, pour le plus grand souci de ses rivaux, avait été invité à la table des archevêques conservateurs d’Europe de l’Est — Wroclaw, Riga, Lviv, Zagreb —, qui voulaient avoir son avis sur les questions sociales. Bellini lui-même semblait faire un effort : Sabbadin l’avait placé à une table de Nord-Américains à qui il décrivait son intention d’accorder une plus grande autonomie aux évêques. Les nonnes qui servaient à table pouvaient difficilement s’empêcher d’entendre quelle était la situation, et plusieurs d’entre elles se révélèrent par la suite des sources précieuses pour les journalistes qui s’efforcèrent de reconstituer le déroulement du conclave : une sœur eut même la présence d’esprit de conserver une serviette sur laquelle un cardinal avait noté le nombre de suffrages obtenus au premier tour par les favoris.
— Cela signifie-t-il que nous ne pouvons pas gagner ? poursuivit Sabbadin.
Cette fois encore, il chercha le regard de chacun des membres de la tablée, et Lomeli songea sans aménité qu’il avait l’air vraiment secoué : ses espoirs de devenir secrétaire d’État sous le pontificat de Bellini en avaient pris un coup.
— Bien sûr que nous pouvons encore gagner ! continua Sabbadin. Tout ce que nous pouvons dire avec certitude après le scrutin d’aujourd’hui, c’est que le prochain pape sera l’un de ces quatre hommes : Bellini, Tedesco, Adeyemi ou Tremblay.
Dell’Acqua, l’archevêque de Bologne, l’interrompit :
— Tu oublies notre ami le doyen, non ? Il a reçu cinq voix.
— Avec toute l’estime que j’ai pour Jacopo, on n’a jamais vu de candidat totalisant aussi peu de voix au premier tour devenir un prétendant sérieux.
Mais Dell’Acqua refusa d’en rester là.
— Qu’est-ce que tu fais de Wojtyla au deuxième conclave de 78 ? Il n’avait reçu que quelques voix éparses au premier tour, et il a fini par être élu au huitième.
Sabbadin agita la main avec irritation.
— Bon, c’est arrivé une fois en un siècle. Mais ça ne doit pas nous distraire de notre propos… notre cher doyen n’a pas l’ambition d’un Karol Wojtyla. À moins qu’il ne nous dise pas tout ?
Lomeli regarda son assiette. Il y avait du poulet enveloppé dans du jambon de Parme en plat principal. C’était sec et trop cuit, mais tout le monde mangeait quand même. Il savait que Sabbadin lui en voulait d’avoir détourné des votes de Bellini. Il estima qu’il était temps pour lui de clarifier sa position.
— Je me retrouve dans une position très embarrassante. Si jamais je découvre qui a voté pour moi, je les supplierai de voter pour quelqu’un d’autre. Et s’ils me demandent pour qui je voterai, je leur répondrai : pour Bellini.
Landolfi, archevêque de Turin, intervint :
— N’êtes-vous pas censé être neutre ?
— En fait, je n’ai pas le droit de faire campagne pour lui, si c’est à cela que vous pensez. Mais si on me demande mon avis, j’estime avoir le droit de l’exprimer. Bellini est sans conteste le plus qualifié de tous pour gouverner l’Église universelle.
— Écoutez cela, pressa alors Sabbadin. Si les cinq voix du doyen nous reviennent, on est à vingt-trois. Et tous ces candidats impossibles qui n’ont reçu qu’une ou deux voix aujourd’hui vont disparaître demain. Cela signifie qu’il y a dans les trente-huit votes à récupérer. Il suffira d’en récolter la majorité.
— Il suffira ? répéta Dell’Acqua sur un ton moqueur. Je crains bien que ce ne soit pas aussi simple, Éminence !
Nul ne put répliquer quoi que ce soit. Sabbadin s’empourpra, et ils reprirent leur triste mastication en silence.
Si cette force que les profanes appellent la dynamique du succès, et les religieux l’Esprit-Saint, accompagnait un candidat ce soir-là, elle était avec Adeyemi. Ses adversaires semblèrent le percevoir. Ainsi, lorsque les cardinaux se levèrent pour le café et que le patriarche de Lisbonne, Rui Brandão D’Cruz, sortit fumer son cigare du soir dans la cour fermée, Lomeli remarqua que Tremblay se lançait aussitôt à sa poursuite, sans doute pour obtenir son soutien. Tedesco et Bellini passaient de table en table. Mais le Nigérian, lui, se contenta de se poster tranquillement dans un coin du hall et attendit que ses partisans fassent venir les électeurs potentiels qui voudraient s’entretenir avec lui. Une petite queue ne tarda pas à se former.
Lomeli, accoudé au comptoir de la réception pour boire son café, le regarda faire. Si Adeyemi avait été blanc, pensa-t-il, les progressistes l’auraient jugé encore plus réactionnaire que Tedesco. Mais le fait qu’il soit noir les empêchait de critiquer ouvertement ses prises de position. Ils pouvaient par exemple excuser ses invectives contre l’homosexualité en les assimilant à la simple expression de son héritage culturel africain. Lomeli commençait à se dire qu’il avait sous-estimé Adeyemi. Peut-être était-il effectivement le candidat qui pourrait réunir l’Église. En tout cas, il prenait assez de place pour pouvoir remplir le trône de Saint-Pierre.
Le doyen prit conscience qu’il fixait un peu trop ouvertement son confrère du regard. Il aurait dû se mêler aux autres, mais il n’avait pas envie de parler avec qui que ce soit. Il erra un moment dans le hall en tenant sa tasse et sa soucoupe comme pour se protéger, souriant et saluant d’un signe de tête les cardinaux qui s’approchaient, mais sans jamais s’arrêter. Au détour d’un mur, près de la porte de la chapelle, il repéra Benítez au centre d’un petit groupe de cardinaux. Ils écoutaient attentivement le Philippin, et Lomeli se demanda ce qu’il disait. Benítez regarda par-dessus leurs épaules et remarqua Lomeli, qui était tourné vers lui. Il s’excusa auprès de ses compagnons et le rejoignit.
— Bonsoir, Éminence.
— Et bonne soirée à vous.
Lomeli posa la main sur l’épaule de Benítez et le dévisagea avec inquiétude.
— Comment vous portez-vous ?
— Très bien, merci.
Il parut se crisper légèrement à la question, et Lomeli se rappela qu’O’Malley avait mentionné en toute confidentialité sa demande de démission pour raisons médicales.
— Pardonnez-moi, ajouta aussitôt le doyen, je n’avais pas l’intention de me montrer indiscret. Je voulais juste savoir si vous vous étiez bien remis de votre voyage.
— Parfaitement, merci. J’ai très bien dormi.
— J’en suis heureux. C’est un privilège de vous compter parmi nous.
Il donna une petite tape amicale sur l’épaule du Philippin puis retira vivement sa main et but son café.
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