Lomeli réfléchit en silence. Il se frotta les yeux. La journée avait été longue, et il avait faim. Devait-il s’inquiéter de l’existence d’un rapport ou bien devait-il être rassuré par le fait que ce rapport n’existait plus ? Et de toute façon, cela importait-il puisque Tremblay n’était que quatrième ? Il leva soudain les mains : il ne pouvait pas s’occuper de ça maintenant, pas pendant qu’il était enfermé au conclave.
— Ce n’est probablement rien. Restons-en là pour l’instant. Je sais que je peux compter sur votre discrétion.
Les deux prélats traversèrent la Sala Regia. Un agent de sécurité posté sous une fresque de la Bataille de Lépante les suivit du regard. Il se détourna légèrement et murmura quelque chose dans sa manche ou dans le revers de son veston. Lomeli se demanda ce qu’ils avaient toujours de si important à dire pour prendre un ton aussi pressant.
— S’est-il passé quelque chose dans le monde extérieur que je devrais savoir ? interrogea-t-il.
— Pas vraiment. La presse internationale ne parle pas de grand-chose d’autre que du conclave.
— Pas de fuites, j’espère.
— Aucune. Les journalistes s’interviewent les uns les autres.
Ils entamèrent la descente de l’escalier, très long — une trentaine ou une quarantaine de marches — et éclairé de part et d’autre par des lumières électriques en forme de bougies ; très raide pour certains des plus vieux cardinaux.
— Je dois ajouter que le cardinal Benítez suscite beaucoup d’intérêt. Nous avons publié une biographie succincte, suivant vos instructions. J’y ai ajouté une note de contexte pour vous, en toute confidentialité. Il a bénéficié de la série de promotions la plus incroyable de tous les évêques de l’Église.
O’Malley tira une enveloppe des profondeurs de son habit et la remit à Lomeli.
— La Repubblica pense que son arrivée théâtrale faisait partie d’un plan secret du Saint-Père.
— Secret ou pas, je serais ravi qu’il y ait un plan ! répliqua Lomeli en riant. Mais j’ai l’impression que le seul qui ait un plan pour ce conclave est Dieu Lui-même, et, jusqu’à présent, il paraît déterminé à le garder pour Lui.
Lomeli retourna à la résidence en silence, la joue pressée contre la vitre glacée du bus. Le bruissement des pneus sur les pavés mouillés lorsqu’ils traversèrent les cours successives lui parut étrangement réconfortant. Au-dessus des jardins du Vatican, les lumières d’un avion de ligne descendaient vers l’aéroport de Fiumicino. Lomeli se promit que, le lendemain matin, il se rendrait à la Sixtine à pied, qu’il pleuve ou pas. Le confinement n’était pas seulement malsain : c’était un obstacle à la réflexion spirituelle.
Une fois arrivé à la résidence Sainte-Marthe, il dépassa les cardinaux qui bavardaient et monta directement dans sa chambre. Les sœurs avaient fait le ménage pendant que le conclave votait. Ses vêtements étaient soigneusement suspendus dans le placard et les draps de son lit rabattus. Il retira sa mozette et son rochet, en drapa le dos de la chaise et s’agenouilla sur le prie-Dieu. Il remercia le Seigneur de l’avoir aidé à accomplir son devoir tout au long de cette journée. Il se risqua même à un peu d’humour : Et merci, ô mon Dieu, de T’être exprimé dans ce conclave par le truchement de nos votes ; je prie pour que Tu nous gratifies bientôt de la sagesse nécessaire pour comprendre ce que Tu essaies de nous dire .
De la chambre voisine lui parvenaient des voix étouffées ponctuées de rires occasionnels. Lomeli jeta un coup d’œil vers le mur. Il était à présent certain que son voisin devait être Adeyemi. Aucun autre membre du conclave n’avait une voix aussi profonde. Il tenait de toute évidence une réunion avec ses partisans. Il y eut une autre explosion d’hilarité. Lomeli serra les lèvres en une expression désapprobatrice. Si Adeyemi sentait réellement la papauté approcher, il aurait dû rester allongé à plat ventre sur son lit, dans l’obscurité, effrayé et silencieux, au lieu de se réjouir de cette perspective. Mais il se reprocha aussitôt son attitude moralisatrice. Le premier pape noir serait un événement considérable pour le monde. Comment reprocher à un homme d’éprouver de l’euphorie à l’idée d’être l’instrument d’une telle manifestation de la volonté divine ?
Il se souvint du pli que lui avait remis O’Malley. Alors, lentement, il se releva dans des craquements de genoux et alla s’asseoir devant le bureau pour déchirer l’enveloppe. Deux feuilles de papier. La première était la notice biographique produite par les services de communication du Vatican :
Cardinal Vincent Benítez
Le cardinal Benítez, âgé de soixante-sept ans, est né à Manille, Philippines. Après des études au séminaire de San Carlos, il est ordonné prêtre en 1978 par l’archevêque de Manille, Son Éminence le cardinal Jaime Sin. Son premier ministère est l’église de Santo Niño de Tondo, puis la paroisse Notre-Dame des Abandonnés (Santa Ana). Reconnu pour son travail auprès des quartiers les plus pauvres de Manille, il crée huit refuges pour jeunes filles sans abri avec le Projet de la Bienheureuse Santa Margherita de Cortona. En 1996, à la suite de l’assassinat de l’ancien archevêque de Bukavu, Christopher Munzihirwa, le père Benítez est, à sa propre demande, transféré en République Démocratique du Congo, où il entreprend un travail de missionnaire. Par la suite, il installe un hôpital catholique à Bukavu afin d’aider les femmes victimes de violences sexuelles génocidaires perpétrées durant les Première et Deuxième guerres du Congo. En 2017, il est nommé prélat. En 2018, il devient archevêque de Bagdad, en Irak. Au début de cette année, il est admis in pectore au Collège cardinalice par le Saint-Père.
Lomeli lut le texte une seconde fois pour être sûr de n’avoir rien manqué. L’archidiocèse de Bagdad était extrêmement restreint — guère plus de deux mille âmes à présent, si sa mémoire était bonne — et cependant, Benítez semblait être passé de missionnaire à archevêque, sans étape intermédiaire. Le doyen n’avait jamais entendu parler d’une ascension aussi fulgurante. Il saisit la note manuscrite que lui avait jointe O’Malley.
Votre Éminence,
D’après le dossier du cardinal Benítez au dicastère, il semble que le Saint-Père ait fait sa connaissance pendant sa tournée africaine de 2017. Son travail l’avait alors tellement impressionné qu’il l’avait élevé au rang de prélat. Quand l’archidiocèse de Bagdad s’est retrouvé vacant, le Saint-Père a repoussé les trois nominations que lui proposait la Congrégation pour les évêques et a décidé de nommer le père Benítez. En janvier de cette année, à la suite de blessures mineures infligées lors d’un attentat à la voiture piégée, l’archevêque Benítez a offert sa démission pour raisons médicales, mais l’a retirée après une rencontre privée avec le Saint-Père au Vatican. Sinon, le dossier est remarquablement maigre.
Mgr O’M
Lomeli s’appuya contre le dossier de sa chaise. Il avait la manie de se mordiller le côté de l’index droit quand il réfléchissait. Ainsi, Benítez avait, ou avait eu, des problèmes de santé après un incident terroriste en Iraq ? Cela expliquait peut-être son apparence si frêle. Il avait dans l’ensemble exercé dans des lieux épouvantables. Ce genre de vie n’allait pas sans laisser de traces. Ce qui était certain, c’est que le personnage représentait le meilleur de ce que la foi chrétienne avait à offrir. Lomeli décida de garder discrètement un œil sur lui, et de le mentionner dans ses prières.
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