— J’ai remarqué dans la chapelle Sixtine que vous avez trouvé quelqu’un pour qui voter.
— Oui, Doyen, répliqua Benítez avec un sourire timide. J’ai voté pour vous.
Sous l’effet de la surprise, Lomeli reposa bruyamment sa tasse sur sa soucoupe.
— Oh, Dieu du ciel !
— Pardonnez-moi. Je ne suis pas censé le dire ?
— Non, non, ce n’est pas cela. Je suis honoré. Mais vraiment, je ne suis pas un candidat sérieux.
— Avec tout mon respect, Éminence, n’est-ce pas à vos frères d’en décider ?
— Si, bien sûr. Mais je suis certain que si vous me connaissiez mieux, vous vous rendriez compte que je ne suis pas du tout digne d’être pape.
— Celui qui en est véritablement digne doit se considérer comme indigne. N’est-ce pas justement ce que vous avez défendu dans votre homélie ? Que sans le doute, il ne saurait y avoir de foi ? Ces propos sont entrés en résonance avec ma propre expérience. Les scènes dont j’ai été témoin, en Afrique surtout, feraient douter n’importe qui de la miséricorde divine.
— Mon cher Vincent — je peux vous appeler Vincent ? — je vous supplie, lors du prochain scrutin, de donner votre voix à l’un de nos frères qui a une vraie chance de gagner. Mon choix se porte sur Bellini.
Benítez secoua la tête.
— Bellini me paraît — quelle était l’expression qu’a employée le Saint-Père pour me le décrire, un jour ? — , ah oui, « Brillant, mais instable ». Je regrette, Doyen, mais je voterai pour vous.
— Même si je vous supplie de ne pas le faire ? Vous avez vous-même reçu une voix, cet après-midi, n’est-ce pas ?
— Effectivement. C’était n’importe quoi !
— Alors imaginez ce que vous pourriez ressentir si je persistais à voter pour vous et que, par miracle, vous étiez élu.
— Ce serait catastrophique pour l’Église.
— Oui, eh bien, ce le serait tout autant si c’était moi qui devenais pape. Vous voulez bien au moins réfléchir à ce que je vous demande ?
Benítez promit de le faire.
Après sa conversation avec Benítez, Lomeli se sentait suffisamment préoccupé pour essayer d’aller voir les principaux prétendants. Tedesco était seul dans le hall, se reposant sur l’un des fauteuils cramoisis, ses mains replètes et tachetées croisées sur son ventre proéminent, les pieds posés sur une table basse. Ces derniers paraissaient étonnamment délicats pour un homme de sa corpulence, glissés dans des chaussures orthopédiques usées.
— Je voulais simplement vous dire que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour que mon nom ne figure pas au deuxième tour.
Tedesco l’observa à travers ses yeux mi-clos.
— Et pourquoi feriez-vous une chose pareille ?
— Parce que je ne veux pas compromettre ma neutralité de doyen.
— Ça, vous l’avez déjà fait ce matin, non ?
— Je regrette que vous l’ayez pris de cette façon.
— Ah, ne vous en faites pas pour ça. En réalité, j’espère que vous allez rester dans la course. J’aime bien que les choses soient claires, et j’ai trouvé que Scavizzi vous avait très bien répondu dans sa méditation. Et puis… poursuivit-il en agitant joyeusement ses petits pieds et en fermant les yeux, vous divisez les votes progressistes !
Lomeli l’examina un instant. L’homme forçait le sourire. Il était madré comme un paysan en train de vendre un cochon au marché. Quarante voix, c’est tout ce qu’il fallait au patriarche de Venise : quarante voix, et il aurait le tiers nécessaire pour empêcher l’élection d’un « réformateur » honni. Il ferait traîner le conclave pendant des jours, s’il le devait. Il était donc d’autant plus urgent pour Lomeli de s’extirper de la situation embarrassante dans laquelle il se retrouvait maintenant.
— Je vous souhaite une bonne nuit, Patriarche.
— Bonne nuit, Doyen.
Avant la fin de la soirée, Lomeli avait réussi à parler tour à tour avec chacun des trois candidats de tête et, à chacun, il avait répété sa volonté de ne pas être au deuxième tour.
— Parlez-en à tous ceux qui pourraient citer mon nom, je vous en supplie. Dites-leur de venir me voir s’ils doutent de ma sincérité. Mon seul désir est de servir le conclave et de faire en sorte qu’il aboutisse sur la bonne décision. Or, je ne pourrai pas le faire si je suis considéré comme un prétendant potentiel.
Tremblay fronça les sourcils et se frotta le menton.
— Pardonnez-moi, Doyen, mais en agissant ainsi, cela ne vous fera-t-il pas apparaître comme un parangon de vertu ? Avec un peu de machiavélisme, on pourrait presque y voir une manœuvre subtile pour vous attirer d’autres voix.
La réponse était si insultante que Lomeli faillit évoquer le fameux « rapport retiré » sur les activités du camerlingue. Mais à quoi bon ? Le Canadien se contenterait de nier. Alors il répliqua simplement :
— Telle est pourtant la situation, Éminence, et je vous laisse la traiter comme bon vous semblera.
Il s’entretint ensuite avec Adeyemi, qui réagit en véritable homme d’État :
— J’estime que c’est une position des plus morales, Doyen, et je n’en attendais pas moins de vous. Je demanderai à mes partisans d’en parler autour d’eux.
— Et il me semble que vous en avez beaucoup, nota Lomeli.
Adeyemi le regarda sans comprendre, et le doyen sourit.
— Excusez-moi, mais je n’ai pas pu ne pas entendre la réunion dans votre chambre, tout à l’heure. Nos chambres sont voisines, et les murs sont très minces.
— Ah, oui ! s’exclama Adeyemi, visiblement rasséréné. Il y a eu une certaine exubérance après le premier tour de scrutin. Ce n’était peut-être pas très convenable. Cela ne se reproduira plus.
Lomeli intercepta Bellini à l’instant où celui-ci allait monter se coucher, et il lui répéta ce qu’il avait dit aux autres. Puis il ajouta :
— Je suis vraiment malheureux que mes petits suffrages aient pu se faire à tes dépens.
— Ne le sois pas. Je suis soulagé. On dirait bien que, d’après le sentiment général, le calice est en train de m’échapper. Si tel est le cas — et je prie pour que ça le soit — je ne peux que souhaiter qu’il te revienne.
Bellini passa son bras sous celui de Lomeli, et les deux vieux amis commencèrent à monter ensemble l’escalier.
— Tu es le seul d’entre nous à avoir la sainteté et l’intelligence d’un pape, assura Lomeli.
— Non, c’est très gentil de ta part, mais je m’angoisse trop, et nous ne pouvons pas avoir un pape qui s’angoisse. Mais tu devrais faire attention, Jacopo. Je ne plaisante pas. Si ma position s’affaiblit encore, la plus grande partie de mes soutiens se reporteront sûrement sur toi.
— Non, non, non, ce serait une catastrophe !
— Réfléchis. Nos compatriotes voudraient par-dessus tout avoir un pape italien, mais en même temps, la plupart d’entre eux ne peuvent pas souffrir l’idée même de Tedesco. Si je m’efface, tu deviens le seul candidat viable derrière lequel ils pourraient se ranger.
Lomeli se figea au milieu d’une marche.
— Quelle perspective épouvantable ! On ne peut pas laisser une chose pareille se produire !
Ils reprirent leur ascension, et Lomeli poursuivit :
— Adeyemi sera peut-être la solution. En tout cas, il a le vent en poupe.
— Adeyemi ? Un homme qui a dit qu’il faudrait mettre tous les homosexuels en prison dans ce monde, et en enfer dans l’autre ? Il n’est la solution à rien du tout !
Ils arrivèrent au deuxième étage. Les flammes des bougies vacillant devant les appartements du Saint-Père projetaient une lueur rouge sur le palier. Les deux premiers cardinaux du collège électoral s’arrêtèrent un moment devant la porte close.
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