Deux semaines plus tôt, Tremblay était venu voir Lomeli et s’était proposé de se charger des messes matinales à la résidence Sainte-Marthe, et le doyen, que la perspective de célébrer la Missa pro eligendo romano pontifice accablait déjà, avait accepté avec reconnaissance. Il commençait à le regretter. Il s’apercevait qu’il avait donné au Canadien l’occasion idéale de rappeler au conclave à quel point il maîtrisait la liturgie. Il chantait bien. Il évoquait un prêtre de comédie romantique hollywoodienne : on pensait à Spencer Tracy. Sa gestuelle était assez théâtrale pour suggérer qu’il était porté par l’esprit divin, mais pas au point de paraître fausse ou égocentrique. Tout en attendant son tour de recevoir la communion et lorsqu’il s’agenouilla devant le cardinal, Lomeli eut la pensée sacrilège que ce service avait dû à lui seul rapporter trois ou quatre voix au Canadien.
Adeyemi fut le dernier à recevoir l’hostie. Il prit grand soin de ne pas jeter un coup d’œil à Lomeli ni à personne d’autre en retournant s’asseoir. Il paraissait totalement maître de lui, grave, distant, vigilant. Il saurait probablement au déjeuner s’il pouvait espérer devenir pape.
Après la bénédiction, quelques cardinaux s’attardèrent pour prier, mais la plupart allèrent prendre le petit déjeuner dans la salle à manger. Adeyemi rejoignit sa table habituelle de cardinaux africains. Lomeli s’assit entre les archevêques de Hong Kong et de Cebu. Ils s’efforcèrent d’engager une conversation polie, mais les silences ne tardèrent pas à se multiplier et à s’éterniser, et lorsque ses compagnons se rendirent au buffet, Lomeli resta assis.
Il regarda les sœurs qui évoluaient entre les tables pour servir du café. À sa grande honte, il prit conscience qu’il ne leur avait jamais prêté attention avant cet instant. Il évalua leur moyenne d’âge à une cinquantaine d’années. Elles venaient de tous les coins du monde mais étaient toutes sans exception particulièrement petites, comme si sœur Agnès avait décidé de ne recruter personne de plus grand qu’elle. La plupart portaient des lunettes. Tout en elles — leurs vêtements et coiffes de couleur bleue, leur attitude modeste, leurs yeux baissés, leur mutisme — semblait étudié pour qu’on ne les remarque pas, encore moins pour qu’elles puissent être des objets de désir. Il supposa qu’elles avaient ordre de ne pas parler : quand une nonne versa du café à Adeyemi, il ne tourna même pas la tête pour la regarder. Pourtant, le Saint-Père n’avait jamais manqué de prendre un repas avec un groupe de trois sœurs au moins une fois par semaine — manifestation supplémentaire de son humilité qui avait fait grincer des dents à la Curie.
Juste avant 9 heures, Lomeli repoussa son assiette intacte, se leva et annonça à la tablée qu’il était temps de retourner à la chapelle Sixtine. Ce fut le signal d’un exode général vers le hall d’entrée. O’Malley se tenait déjà prêt, porte-bloc en main, devant la réception.
— Bonjour, Éminence.
— Bonjour, Ray.
— Éminence, avez-vous bien dormi ?
— Très bien, merci. S’il ne pleut pas, je crois que je vais y aller à pied.
Il attendit qu’un des gardes suisses déverrouille la porte, puis il sortit à l’air libre. Il faisait frais et humide. Après la chaleur de la résidence, la moindre brise sur son visage eut un effet revigorant. Une file de minibus dont le moteur tournait bordait la place, et chaque véhicule était surveillé par un agent de sécurité en civil. Le départ à pied du doyen fit naître un crépitement de chuchotements dans les manches et, lorsqu’il prit la direction des jardins, il eut conscience d’être suivi par un garde du corps personnel.
En temps normal, cette partie du Vatican grouillait de membres de la Curie qui arrivaient au travail ou bien circulaient entre deux rendez-vous. Des voitures aux plaques d’immatriculation frappées au sceau de « SCV » raclaient le pavé. Mais cette partie du territoire avait été vidée pour toute la durée du conclave. Même le palais Saint-Charles, où cet idiot de cardinal Tutino avait aménagé son immense appartement, paraissait abandonné. On aurait dit qu’une terrible calamité s’était abattue sur l’Église, emportant tous les religieux et ne laissant derrière elle que les agents de sécurité qui affluaient dans la cité déserte telle une invasion de bousiers noirs. Dans les jardins, ils se regroupaient derrière les arbres et observaient Lomeli avec attention. L’un d’eux inspectait l’allée avec un berger allemand en laisse, cherchant des bombes dans les massifs de fleurs.
Sur un coup de tête, Lomeli quitta l’allée goudronnée, gravit quelques marches, dépassa une fontaine et traversa une pelouse. Il souleva le bas de sa soutane pour la protéger de l’humidité. Le sol était spongieux sous ses pieds, saturé d’eau. De là où il se trouvait, Lomeli avait vue à travers les arbres sur les collines basses de Rome, grises dans la pâle lumière de novembre. Penser que celui qui serait élu pape ne pourrait plus jamais circuler en ville librement, ne pourrait plus jamais feuilleter des livres dans une librairie ou s’asseoir à la terrasse d’un café, mais devrait rester prisonnier ici ! Même Ratzinger, qui avait renoncé, n’avait pas pu s’échapper et avait dû finir ses jours cloîtré dans un monastère rénové au milieu des jardins, telle une présence fantomatique. Lomeli pria encore pour qu’on lui épargne pareil destin.
Derrière lui, une explosion de parasites troubla sa méditation. Elle fut suivie par un charabia électronique inintelligible.
— Oh, allez-vous-en ! marmonna Lomeli dans sa barbe.
Il se retourna, et l’agent de sécurité se dissimula précipitamment derrière une statue d’Apollon. Vraiment, cette aspiration maladroite à l’invisibilité était presque comique. En regardant vers l’allée goudronnée, il vit que plusieurs cardinaux avaient suivi son exemple et préféré marcher. Un peu plus loin, il repéra Adeyemi, seul. Lomeli descendit rapidement les marches dans l’espoir de l’éviter, mais le Nigérian pressa le pas pour le rattraper.
— Bonjour, Doyen.
— Bonjour, Joshua.
Ils s’écartèrent pour laisser passer l’un des minibus, puis reprirent leur chemin, dépassant le mur ouest de la basilique pour se diriger vers le Palais apostolique. Lomeli sentait qu’on attendait qu’il parle en premier. Mais il avait appris depuis longtemps déjà à éviter les bafouillages en s’en tenant au silence. Il ne souhaitait pas évoquer ce qu’il avait vu ou entendu, n’avait aucun désir d’être le dépositaire de la conscience de quiconque excepté la sienne. Finalement, ce fut Adeyemi, après qu’ils eurent répondu d’un signe de tête au salut des Suisses postés à l’entrée de la première cour, qui fut contraint de se lancer.
— Je crois qu’il faut que je vous dise quelque chose. Vous ne trouverez pas cela déplacé, j’espère ?
— Cela dépend de quoi il s’agit, répondit prudemment Lomeli.
Adeyemi serra les lèvres et hocha la tête, comme pour confirmer quelque chose qu’il savait déjà.
— Je voulais simplement que vous sachiez que j’ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit dans votre homélie, hier.
Lomeli lui adressa un regard étonné.
— Je ne m’attendais pas à ça.
— J’espère que je suis peut-être plus subtil que vous ne le pensez. Nous sommes tous éprouvés dans notre foi, Éminence. Nous avons tous des moment de doute. Mais la foi chrétienne est avant tout un message de pardon. Je crois que c’était l’essence de vos propos ?
— Le pardon, oui. Mais aussi la tolérance.
— Précisément. La tolérance. Je compte bien qu’une fois cette élection terminée votre voix mesurée se fera entendre dans les plus hautes instances de l’Église. Ce sera une certitude si je peux avoir voix au chapitre. Les plus hautes instances , répéta-t-il avec insistance. J’espère que vous comprenez ce que je vous dis. Voulez-vous m’excuser, Doyen ?
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