Pendant que les cardinaux votaient, Lomeli se plongea dans la contemplation des panneaux de la voûte les plus proches de lui. Le prophète Jérémie, plongé dans la désolation. Le supplice d’Aman, dénoncé pour antisémitisme. Le prophète Jonas, sorti de la bouche d’un poisson géant. L’agitation qui animait toutes ces scènes le frappa pour la première fois. Leur violence, leur force. Il tendit le cou pour examiner Dieu séparant la lumière des ténèbres. La création du soleil et des planètes. Dieu séparant la terre et les eaux. Sans s’en apercevoir, il se perdit dans les tableaux. Et il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles. Sur la terre, les nations seront dans l’angoisse, inquiètes du fracas de la mer et des flots ; des hommes défailliront de frayeur, dans l’attente de ce qui menace le monde habité, car les puissances des cieux seront ébranlées . Il eut soudain la prémonition d’une catastrophe imminente, si intense qu’il en frissonna. Lorsqu’il regarda autour de lui, il s’aperçut qu’une heure s’était écoulée et que les scrutateurs s’apprêtaient à compter les bulletins.
— Adeyemi… Adeyemi… Adeyemi…
Un vote sur deux semblait être en faveur du cardinal nigérian, et alors qu’on lisait à voix haute les derniers bulletins, Lomeli dit une prière pour lui.
— Adeyemi…
Newby enfila le rectangle de papier sur son cordon rouge.
— Mes frères, voilà qui conclut le vote du troisième tour.
Un soupir collectif parcourut la chapelle. Lomeli additionna rapidement la forêt de bâtonnets qu’il avait tracés à côté du nom d’Adeyemi. Il en trouva cinquante-sept. Cinquante-sept ! Il ne put résister à l’envie de se pencher en avant pour voir, au bout de la rangée de tables, l’endroit où se tenait Adeyemi. Près de la moitié du conclave faisait déjà de même. Plus que trois voix, et il aurait la majorité simple ; encore vingt et une, et il serait élu pape.
Le premier pape noir.
La tête massive du Nigérian était inclinée vers sa poitrine. Il étreignait sa croix pectorale dans sa main droite. Il priait.
Au cours du premier tour de scrutin, trente-quatre cardinaux avaient recueilli au moins un suffrage. Ils n’étaient plus que six à se partager les voix.
Adeyemi 57
Tedesco 32
Tremblay 12
Bellini 10
Lomeli 5
Benítez 2
Adeyemi serait élu souverain pontife avant la fin du jour, Lomeli n’en doutait plus. La prophétie était écrite dans les chiffres. Même si Tedesco parvenait à atteindre quarante suffrages, lui interdisant la majorité aux deux tiers, cette minorité d’obstruction ne manquerait pas de s’effondrer au tour suivant. Dans leur grande majorité, les cardinaux préféreraient ne pas risquer un schisme au sein de l’Église en s’opposant à une manifestation aussi spectaculaire de la volonté divine. Et ils ne voudraient pas non plus, pour être honnête, se faire un ennemi du nouveau pape, surtout quand il avait une personnalité aussi forte que Joshua Adeyemi.
Une fois les bulletins vérifiés par les réviseurs, Lomeli retourna sur la plate-forme de l’autel pour s’adresser au conclave :
— Mes frères, le troisième tour est maintenant terminé. Nous allons suspendre le scrutin pour déjeuner. Le vote reprendra à 14 h 30. Je vous prie de rester à vos places pendant que les cérémoniaires reviennent, et rappelez-vous de ne pas parler de nos procédures tant que vous n’aurez pas regagné la résidence Sainte-Marthe. Le dernier cardinal-diacre pourrait-il avoir l’amabilité de faire ouvrir les portes, je vous prie ?
Les membres du conclave remirent leurs notes aux maîtres de cérémonies. Ensuite, tout en discutant avec animation, ils traversèrent en file le vestibule de la chapelle Sixtine, émergèrent au milieu des marbres grandioses de la Sala Regia, descendirent l’escalier et montèrent dans les minibus. Une déférence nouvelle se remarquait déjà à l’égard d’Adeyemi, qui semblait avoir érigé un bouclier protecteur autour de lui. Ses plus proches partisans eux-mêmes gardaient leurs distances. Il marchait seul.
Les cardinaux avaient hâte de rentrer à la résidence Sainte-Marthe. Ils étaient assez peu à présent à s’attarder pour regarder brûler les bulletins de vote. O’Malley fourra les sacs en papier dans un poêle et un fumigène dans l’autre. Les émanations se mêlèrent et s’élevèrent dans le conduit de cuivre. À 12 h 37, une fumée noire sortit par la cheminée de la chapelle Sixtine. Tout en l’observant, les spécialistes des questions vaticanes des grandes chaînes d’information télévisées continuèrent de prédire avec assurance la victoire de Bellini.
Lomeli quitta la chapelle Sixtine peu après que la fumée se fut dissipée, soit vers 12 h 45. Dans la cour, les agents de sécurité retenaient le dernier minibus à son intention. Il déclina l’aide qu’on lui proposait et monta seul le marchepied. Bellini était à bord, assis à l’avant avec sa petite troupe habituelle de partisans — Sabbadin, Landolfi, Dell’Acqua, Santini, Panzavecchia. Lomeli songea qu’il ne s’était pas rendu service en essayant de convaincre un électorat international avec une clique d’Italiens. Tous les sièges à l’arrière étaient occupés, et le doyen n’eut d’autre choix que de s’asseoir avec eux. Le minibus démarra. Conscients du regard du chauffeur, qui les surveillait dans son rétroviseur, les cardinaux ne parlèrent pas tout de suite. Mais Sabbadin finit pas se tourner vers Lomeli et lui dit avec une amabilité de façade :
— Doyen, j’ai remarqué que vous avez passé près d’une heure, ce matin, à étudier le plafond de Michel-Ange.
— En effet, et cette œuvre est d’une violence étonnante quand on prend le temps de l’examiner… des exécutions, des meurtres, le déluge. Je n’avais jamais remarqué auparavant l’expression de Dieu quand Il sépare la lumière et les ténèbres : cela fait froid dans le dos.
— Évidemment, il aurait été plus approprié pour nous de contempler l’histoire des porcs de Gadara, ce matin. Quel dommage que le maître n’ait jamais pensé à illustrer ça.
— Voyons, voyons, Giulio, avertit Bellini avec un coup d’œil en direction du chauffeur. Rappelle-toi où nous sommes.
Mais Sabbadin ne pouvait contenir son amertume. Sa seule concession fut de baisser la voix, qui ne fut plus qu’un sifflement, les obligeant tous à se pencher vers lui pour l’entendre.
— Sérieusement, avons-nous perdu la raison ? Ne voyons-nous pas que nous fonçons tête baissée vers un précipice ? Qu’est-ce que je vais leur dire, moi, à Milan, quand on commencera à découvrir les conceptions sociales de notre nouveau pape ?
— N’oublie pas qu’il y aura aussi beaucoup d’excitation à l’idée de connaître notre premier pontife africain.
— Oh, oui ! Génial ! Un pape qui autorisera les danses tribales au milieu de la messe mais qui ne tolérera pas la communion pour les divorcés !
— Cela suffit !
Bellini eut un geste du tranchant de la main pour couper court à la conversation. Lomeli ne l’avait jamais vu aussi en colère.
— Nous devons accepter la sagesse collective du conclave. Nous ne sommes pas à l’un des comités électoraux de ton père, Giulio… Dieu ne procède pas au recomptage des voix.
Puis il se tourna vers la vitre et ne dit plus rien jusqu’à la fin du court trajet. Sabbadin s’enfonça dans son siège, bras croisés, à la fois furieux, frustré et déçu. Dévoré par la curiosité, le conducteur ouvrait de grands yeux dans le rétroviseur.
Il leur fallait moins de cinq minutes pour aller de la Sixtine à la maison Sainte-Marthe. Lomeli estima par la suite qu’il devait donc être dans les 12 h 50 lorsqu’ils descendirent devant la résidence. Ils étaient les derniers arrivés. La moitié des cardinaux environ étaient déjà assis, et une trentaine d’autres faisaient la queue avec leur plateau ; les autres avaient dû monter dans leurs chambres. Les religieuses évoluaient entre les tables pour servir du vin. L’atmosphère était clairement électrique : maintenant qu’ils avaient le droit de parler ouvertement, les cardinaux échangeaient leurs avis concernant le résultat extraordinaire du vote. Tandis qu’il prenait sa place dans la queue, Lomeli fut étonné de voir Adeyemi installé à la même table qu’au petit déjeuner, avec le même contingent de cardinaux africains : à la place du Nigérian, il se serait retiré dans la chapelle, loin de l’agitation, pour s’immerger dans la prière.
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