En passant devant lui, Tedesco lui lança sèchement :
— Bonté divine, Éminence, c’était une interprétation très originale des Éphésiens : dépeindre saint Paul en apôtre du doute ! C’est bien la première fois que j’entends ça ! N’a-t-il pas écrit aux Corinthiens : « Et si la trompette rend un son confus, qui se préparera au combat ? » ajouta-t-il en pivotant sur lui-même, bien décidé à entamer une dispute.
Lomeli appuya sur le bouton du deuxième étage.
— Cela vous aurait peut-être paru plus acceptable en latin, Patriarche ?
Les portes se refermèrent, occultant la réplique de Tedesco.
Il avait parcouru la moitié du couloir quand il se rendit compte qu’il avait laissé sa clé à l’intérieur de sa chambre. Il se sentit submergé par un sentiment d’injustice puéril. Fallait-il vraiment qu’il pense à tout ? Le père Zanetti ne pouvait-il pas veiller un petit peu mieux sur lui ? Il n’avait d’autre choix que de faire demi-tour, descendre l’escalier et aller expliquer sa bêtise à la nonne de la réception. Elle disparut dans le bureau et revint avec sœur Agnès, des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, une toute petite femme de près de soixante-dix ans. Elle avait un visage mince et anguleux, et les yeux d’un bleu limpide. Un de ses lointains ancêtres aristocrates avait été membre de l’Ordre pendant la Révolution française, et guillotiné pour avoir refusé de prêter serment au nouveau régime. Sœur Agnès avait la réputation d’être la seule personne que le Saint-Père eût crainte, ce qui expliquait peut-être pourquoi il avait souvent recherché sa compagnie. « Agnès, se plaisait-il à répéter, me dira toujours la vérité. »
Elle laissa Lomeli réitérer ses excuses et émit un petit bruit désapprobateur avant de lui donner son passe.
— Tout ce que je peux dire, Éminence, c’est que j’espère que vous ferez plus attention aux clés de Saint-Pierre qu’à celle de votre chambre !
La plupart des cardinaux avaient maintenant quitté le hall, soit pour aller méditer ou se reposer dans leurs quartiers, soit pour déjeuner dans la salle à manger. Contrairement au dîner, le déjeuner était en self-service. Le fracas des couverts et des assiettes, les senteurs des plats chauds, la rumeur chaleureuse des conversations, tout cela lui parut tentant. Mais en regardant la queue, il devina que son sermon était au centre des conversations. Mieux valait laisser son message parler de lui-même.
À l’endroit où l’escalier formait un coude, il tomba sur Bellini, qui descendait. L’ancien secrétaire d’État était seul et, au moment où il arrivait au niveau de Lomeli, il lui glissa à voix basse :
— Je ne te savais pas si ambitieux.
Lomeli crut tout d’abord avoir mal entendu.
— Quelle idée saugrenue !
— Je ne voulais pas te vexer, mais tu dois avouer que tu es… Comment dire ? Mettons, sorti de l’ombre ?
— Comment pourrait-on rester dans l’ombre quand on célèbre une messe télévisée de deux heures à Saint-Pierre ?
— Oh, mais tu joues avec les mots, Jacopo, commenta Bellini, dont la bouche se tordit en un sourire déplaisant. Tu sais très bien ce que je veux dire. Quand on pense qu’il y a si peu de temps, tu as essayé de démissionner ! Et maintenant…
Il haussa les épaules et afficha de nouveau ce sourire affreux.
— Qui sait comment les choses peuvent tourner ?
Lomeli se sentit près de défaillir, comme pris d’un soudain vertige.
— Aldo, cette conversation m’est très pénible. Tu ne peux pas croire sérieusement que j’aie le moindre désir, ou la plus infime chance, de devenir pape ?
— Mon cher ami, tout homme dans cette maison a sa chance, du moins en théorie. Et chaque cardinal a pour le moins nourri le fantasme d’être un jour élu et a même choisi le nom sous lequel il aimerait exercer son pontificat.
— Eh bien, pas moi…
— Nie-le si tu veux, mais prends le temps de t’interroger au plus profond de toi et assure-moi ensuite que ce n’est pas le cas. Et maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai promis à l’archevêque de Milan de descendre dans la salle à manger pour essayer de parler avec certains de nos frères.
Il s’éloigna, et le doyen demeura un instant immobile sur les marches. Bellini subissait visiblement une pression énorme, ou il ne lui aurait jamais parlé ainsi. Mais lorsqu’il eut regagné sa chambre et se fut allongé sur le lit pour prendre un peu de repos, Lomeli s’aperçut qu’il n’arrivait pas à se sortir cette accusation de la tête. Était-il réellement, tout au fond de son âme, ce monstre d’ambition qu’il avait refusé de reconnaître pendant toutes ces années ? Il s’efforça en toute honnêteté de faire son examen de conscience et arriva à la conclusion que Bellini devait se tromper.
Mais une autre possibilité lui vint alors à l’esprit — une possibilité qui, aussi absurde fût-elle, était beaucoup plus inquiétante. Il redoutait presque de l’étudier :
Et si Dieu avait des projets pour lui ?
Cela expliquerait-il pourquoi il avait été saisi par cette impulsion extraordinaire dans Saint-Pierre ? Ces quelques phrases, dont il avait à présent tant de mal à se souvenir, au lieu d’être les siennes, n’étaient-elles pas une manifestation de l’Esprit-Saint qui s’exprimait à travers lui ?
Il voulut prier, mais Dieu, qu’il avait senti si proche quelques minutes seulement auparavant, s’était à nouveau évanoui, et il eut beau réclamer Son conseil, ses suppliques semblèrent se dissiper dans l’éther.
Il était près de 14 heures quand Lomeli se leva enfin de son lit. Il se déshabilla pour n’être plus qu’en sous-vêtements et chaussettes, ouvrit son placard et disposa les divers éléments de son habit de chœur sur le couvre-lit. Alors qu’il déballait chaque pièce de sa housse de plastique, le parfum douceâtre des produits chimiques de nettoyage à sec lui monta aux narines — odeur qui lui rappelait toujours ses années à la résidence du nonce apostolique de New York, quand tout son linge passait par une blanchisserie de la 72 e Rue Est. Pendant un instant, il ferma les yeux et crut entendre la rumeur étouffée des klaxons incessants de Manhattan.
Chaque vêtement avait été coupé sur mesure par Gammarelli, fournisseur des tenues des papes depuis 1798, dans leur célèbre magasin, derrière le Panthéon, et il prit tout son temps pour s’habiller, méditant sur la nature sacrée de chaque pièce dans le but d’élever sa conscience spirituelle.
Il enfila la soutane de lainage rouge et ferma les trente-trois boutons qui descendaient de la gorge aux chevilles — un bouton pour chaque année de la vie du Christ. Il noua autour de sa taille la ceinture de soie moirée rouge censée lui rappeler son vœu de chasteté, et il vérifia que les franges des deux pans atteignaient bien un point situé entre le genou et le milieu supérieur de son mollet gauche. Puis il enfila par-dessus sa tête le rochet de fine toile blanche — symbole, avec la mozette, de son pouvoir de juridiction. Les deux tiers inférieurs et les poignets étaient en dentelle blanche à motif floral. Il noua les rubans de l’encolure et tira sur l’aube courte pour qu’elle s’étende juste sous les genoux. Enfin, il mit sa mozette, une pèlerine écarlate à neuf boutons qui lui arrivait aux coudes.
Il prit alors sa croix pectorale sur la table de chevet et la baisa. C’était Jean-Paul II en personne qui la lui avait remise pour marquer son rappel de New York à Rome, lorsqu’on lui avait confié les fonctions de secrétaire pour les Relations avec les États. Le parkinson du pape était déjà très avancé, et ses mains tremblaient tellement qu’il avait laissé tomber la croix par terre en la lui donnant. Lomeli défit la chaîne d’or et la remplaça par un cordon de soie rouge et or. Il murmura l’oraison coutumière ( Munire digneris me …) et suspendit la croix à son cou afin qu’elle repose sur son cœur. Puis il s’assit au bord du lit et fit entrer ses pieds dans une paire de chaussures noires usées dont il noua les lacets. Il ne restait plus qu’une chose : la barrette de soie rouge, qu’il plaça par-dessus la calotte.
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