Au bout d’un moment, Epifano lui glissa :
— Éminence, nous devrions y aller.
Lomeli leva les yeux et découvrit une chapelle presque vide. Il quitta donc l’autel et passa une nouvelle fois devant la crucifixion de saint Pierre en s’efforçant de garder le regard rivé sur la porte devant lui. Mais la force d’attraction du tableau était irrésistible. Et toi ? semblaient lui demander les yeux du saint martyrisé. En quoi serais-tu digne de choisir mon successeur ?
Dans la Sala Regia, des gardes suisses, en rang, se tenaient au garde-à-vous. Lomeli et Epifano rattrapèrent la queue de la procession. Les cardinaux psalmodiaient leur réponse — « Ora pro nobis » — à l’invocation chantée du nom de chaque saint. Ils pénétrèrent dans le vestibule de la chapelle Sixtine. Là, ils durent s’immobiliser pendant que l’on montrait leurs places à ceux qui les précédaient. À la gauche de Lomeli se trouvaient les poêles jumeaux dans lesquels seraient brûlés les bulletins de vote ; devant lui, le dos long et étroit de Bellini. Il avait envie de lui taper sur l’épaule, de se pencher vers lui pour lui souhaiter bonne chance. Mais les caméras de télé étaient partout, et il n’osa pas s’y risquer. De plus, il était certain que Bellini était en pleine communion avec Dieu.
Un instant plus tard, ils remontaient l’allée de bois temporaire, franchissaient la transenne et montaient sur le plancher surélevé de la chapelle. L’orgue jouait. Le chœur égrenait encore les noms des saints : « Sancte Antoni… Sancte Benedict… » La plupart des cardinaux se tenaient à leur place, derrière les rangées de longues tables. Bellini fut le dernier à être conduit à son siège. Lorsqu’il n’y eut plus personne dans l’allée, Lomeli s’avança sur la moquette beige jusqu’au pupitre sur lequel était posé l’Évangile ouvert pour le serment à prêter. Il retira sa barrette et la tendit à Epifano.
Le chœur entama le Veni Creator Spiritus :
Viens, Esprit Créateur,
Visite l’âme de tes fidèles,
Emplis de la grâce d’En Haut
Les cœurs que tu as créés…
Une fois l’invocation terminée, Lomeli se dirigea vers l’autel, large et étroit, placé au ras du mur tel un double manteau de cheminée. Au-dessus, Le Jugement dernier remplissait sa vision. Il devait l’avoir vu un bon millier de fois, mais n’avait jamais ressenti sa puissance comme ce fut le cas pendant ces quelques secondes. Il eut presque l’impression d’être aspiré par la fresque. Lorsqu’il monta les marches, il se retrouva nez à nez avec les damnés précipités vers l’enfer, et il dut prendre le temps de se ressaisir avant de se retourner vers le conclave.
Epifano tenait le livre ouvert devant lui, et il entonna la prière — « Ecclesia tuae, Domine, rector et custos » — avant de commencer à lire la formule de serment. Les cardinaux, qui suivaient le texte dans leur ordre de cérémonie, le prononcèrent avec lui :
— « Nous tous et chacun de nous, cardinaux électeurs présents à cette élection du souverain pontife, promettons, faisons le vœu et jurons d’observer fidèlement et scrupuleusement toutes les prescriptions contenues dans la Constitution apostolique…
« “De même, nous promettons, nous faisons le vœu et nous jurons que quiconque d’entre nous sera, par disposition divine, élu pontife romain, s’engagera à exercer fidèlement le munus petrinum de Pasteur de l’Église universelle…
« “Nous promettons et nous jurons surtout de garder avec la plus grande fidélité et avec tous, clercs et laïcs, le secret sur tout ce qui concerne d’une manière quelconque l’élection du Pontife romain et sur ce qui se fait dans le lieu de l’élection”…
Lomeli redescendit jusqu’au pupitre sur lequel reposait l’Évangile.
— Et moi, Jacopo Baldassare, cardinal Lomeli, je le promets, j’en fais le vœu et je le jure, prononça-t-il en posant la main sur le livre. Que Dieu m’y aide, ainsi que ces saints Évangiles que je touche de ma main.
Dès qu’il eut terminé, il gagna sa place, au bout de la longue table la plus proche de l’autel. Son voisin direct était le patriarche du Liban ; le siège d’après était occupé par Bellini. Lomeli n’avait plus rien à faire, sinon regarder les cardinaux se ranger en file indienne dans l’allée pour aller prêter serment chacun à leur tour. Il distinguait parfaitement chaque visage. Dans quelques jours, les producteurs de télévision pourraient piocher dans leurs enregistrements de la cérémonie pour trouver les images du nouveau pape à cet instant précis, alors qu’il posait la main sur l’Évangile, et à ce moment-là, son élection semblerait à tous inéluctable : c’était systématique. Roncalli, Montini, Wojtyla, même le pauvre petit Luciani, qui avait succombé après à peine un mois d’exercice : quand on les contemplait par la longue et majestueuse lunette du recul, tous paraissaient nimbés de l’aura de la destinée.
Tout en scrutant le défilé des cardinaux, il essaya de se représenter chacun revêtu de la blancheur pontificale. Sá, Contreras, Hierra, Fitzgerald, Santos, De Luca, Löwenstein, Jandaček, Brotzkus, Villanueva, Nakitanda, Sabbadin, Santini — ce pouvait être n’importe lequel d’entre eux. L’élu ne serait pas forcément l’un des favoris. Il y avait un vieux proverbe : « Qui entre pape au conclave en sort cardinal. » Personne n’avait misé sur le Saint-Père avant la dernière élection, et pourtant il avait obtenu la majorité aux deux tiers au quatrième tour. Ô Seigneur, fais que notre choix se porte sur un candidat digne, et puisses-Tu nous guider dans nos délibérations pour que notre conclave ne soit ni long ni source de discordes, mais un emblème de l’unité de Ton Église. Amen.
Le collège tout entier mit plus d’une demi-heure à prêter serment. Puis l’archevêque Mandorff, en tant que maître des célébrations liturgiques pontificales, s’avança jusqu’au micro, sous Le Jugement dernier . De sa voix calme et précise, en articulant distinctement les quatre syllabes, il psalmodia la formule officielle : « Extra omnes ! »
Les projecteurs de la télévision s’éteignirent, et les quatre maîtres de cérémonie, les prêtres et les officiels, les chanteurs, les agents de sécurité, les cadreurs de la télévision, le photographe officiel, une religieuse solitaire et le commandant de la Garde suisse en casque à plumet blanc entreprirent de quitter la chapelle.
Mandorff attendit que le dernier soit sorti, puis il parcourut l’allée moquettée jusqu’à la grande double-porte. Il était très exactement 16 h 46. La dernière vision que le monde extérieur eut du conclave fut celle de sa tête chauve et solennelle, puis les portes furent fermées de l’intérieur, et la transmission télévisée prit fin.
Plus tard, quand les spécialistes payés pour analyser le conclave tenteraient de percer le mur du secret et de reconstituer ce qui s’était exactement passé, leurs sources s’accorderaient toutes sur un point : les divisions commencèrent à l’instant où Mandorff ferma les portes.
Il ne restait plus dans la chapelle Sixtine que deux hommes non électeurs. Mandorff était l’un d’eux ; l’autre étant le plus ancien résident du Vatican, le cardinal Vittorio Scavizzi, vicaire général émérite de Rome, âgé de quatre-vingt-quatorze ans.
Scavizzi avait été choisi par le Collège cardinalice peu après les funérailles du Saint-Père pour prononcer ce qui était décrit dans la Constitution apostolique comme « la deuxième méditation ». Il était stipulé que celle-ci devait intervenir immédiatement avant le premier tour car elle avait pour fonction de rappeler une dernière fois au conclave la lourde responsabilité qui lui incombait « d’agir avec une intention droite pour le bien de l’Église universelle ». Traditionnellement, cette méditation était confiée à un cardinal ayant dépassé les quatre-vingts ans, soit l’âge fatidique pour être électeur — autrement dit, c’était une fleur accordée à la vieille garde.
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