Il se sentait trop tendu pour prendre son petit déjeuner avec les autres. Il resta donc dans sa chambre pour répéter son homélie et essayer de prier, et attendit la toute dernière minute pour descendre.
Le hall était une mer rouge de cardinaux en train de se vêtir pour la courte procession jusqu’à la basilique. L’intendance du conclave, dirigée par l’archevêque Mandorff et Mgr O’Malley, avait été autorisée à revenir dans la résidence pour apporter son aide ; le père Zanetti attendait au pied de l’escalier pour aider Lomeli à mettre sa tenue de célébrant. Ils se rendirent dans la même salle, en face de la chapelle, où le doyen avait retrouvé Woźniak la veille au soir. Lorsque Zanetti lui demanda comment il avait dormi, il répondit :
— Très bien, merci.
Et il espéra que le jeune prêtre ne remarquerait pas les cernes marqués sous ses yeux et le tremblement de ses mains quand il lui confia le texte de son sermon. Il baissa la tête pour enfiler l’épaisse chasuble rouge qui avait été portée par tous les doyens du Collège au cours des vingt dernières années, et écarta les bras tandis que Zanetti s’affairait autour de lui comme un tailleur, redressant et ajustant l’étoffe. Le manteau pesait lourd sur les épaules de Lomeli, qui pria en silence : Seigneur qui avez dit : mon joug est doux, et mon fardeau léger, faites que je le puisse porter de manière à mériter Votre grâce. Amen.
Zanetti se plaça devant lui et leva les mains pour le coiffer de la haute mitre de soie blanche moirée. Le prêtre recula d’un pas et vérifia qu’elle était correctement positionnée, plissa les yeux, s’approcha de nouveau et la déplaça d’un millimètre avant de passer derrière le cardinal pour tirer sur les fanons et les lisser. L’ensemble paraissait en équilibre instable. Enfin, il lui remit la crosse. Lomeli souleva par deux fois la houlette de berger dorée dans sa main gauche afin de la soupeser. Vous n’êtes pas un berger, murmura une voix familière à l’intérieur de son crâne. Vous êtes un administrateur . Il éprouva soudain le besoin de rendre la crosse, d’arracher sa tenue de cérémonie et de confesser qu’il n’était qu’un usurpateur avant de disparaître. Il sourit et fit un petit signe de tête.
— C’est parfait, dit-il enfin. Merci.
Juste avant 10 heures, les cardinaux commencèrent à quitter la résidence Sainte-Marthe deux par deux et par ordre d’ancienneté, poussant les portes de verre sous la surveillance d’O’Malley muni de son bloc. S’appuyant sur sa crosse, Lomeli attendit à côté de la réception avec Zanetti et Mandorff. Ils avaient été rejoints par l’adjoint de Mandorff, doyen des maîtres des cérémonies pontificales, un prélat italien dodu et débonnaire nommé Epifano, qui serait son premier cérémoniaire durant la messe. Lomeli ne parlait à personne, ne regardait personne. Il tentait encore en vain de faire le vide pour Dieu dans son esprit. Trinité éternelle, je vais par Ta grâce célébrer la messe à Ta gloire et pour le salut de tous, les vivants et les morts pour qui le Christ a donné sa vie, et appliquer le fruit ministériel au choix d’un nouveau pape…
Enfin, ils sortirent dans le matin blême de novembre. La procession des cardinaux allant par deux, en robe écarlate, s’étirait sur le pavé en direction de l’Arche des Cloches, puis disparaissait dans la basilique. L’hélicoptère se faisait de nouveau entendre à proximité ; et de nouveau, les cris assourdis de manifestants résonnaient dans l’air froid. Lomeli s’efforça de se fermer à toute distraction, mais c’était impossible. Tous les vingt pas, des agents de sécurité montaient la garde et baissaient la tête lorsqu’il avançait et les bénissait. Il franchit l’arche avec ses assistants, traversa la place dédiée aux premiers martyrs chrétiens, suivit le portique de la basilique et franchit les imposantes portes de bronze pour pénétrer dans la lumière aveuglante de Saint-Pierre illuminé pour la télévision, où attendaient vingt mille fidèles. Il entendit le chant de la chorale sous la coupole et l’écho bruissant de la multitude. La procession s’arrêta. Il garda les yeux rivés droit devant lui, aspirant au silence, conscient de l’immense foule massée autour de lui — des sœurs, des prêtres et des fidèles laïcs, qui tous le regardaient en chuchotant et souriant.
Trinité éternelle, je vais par Ta grâce célébrer la messe à Ta gloire …
Après quelques minutes, ils se remirent en marche, et remontèrent la vaste allée centrale de la nef. Lomeli tournait la tête d’un côté puis de l’autre, s’appuyant de la main gauche sur la crosse pour faire des mouvements vagues de la main droite, accordant sa bénédiction à la masse floue des visages. Il aperçut son image sur un écran géant — silhouette raide et inexpressive, qui marchait comme en transe dans son costume recherché. Qui était cette marionnette, cette enveloppe vide ? Il se sentait totalement désincarné, comme s’il flottait à côté de son corps.
Au bout de l’allée centrale, pour contourner la coupole et rejoindre l’abside, ils durent faire halte près de la statue de Saint Longin par le Bernin, non loin de la chorale, et attendirent que les derniers cardinaux, montant par deux, aient baisé l’autel et soient redescendus chacun de son côté. Ce ne fut que lorsque cet exercice minutieux fut achevé que Lomeli put rejoindre l’arrière de l’autel. Il s’inclina. Epifano s’avança, lui prit la crosse et la remit à l’enfant de chœur. Puis il souleva la mitre de la tête de Lomeli, la replia et la remit à un deuxième acolyte. Par habitude, Lomeli toucha sa calotte pour vérifier qu’elle était bien en place.
Ensemble, Epifano et lui gravirent les sept marches tapissées conduisant à l’autel. Lomeli s’inclina de nouveau et baisa l’étoffe blanche. Il se redressa et releva les manches de sa chasuble comme s’il s’apprêtait à se laver les mains. Il prit au thuriféraire l’encensoir en argent contenant l’encens et les charbons ardents et le balança au-dessus de l’autel — sept fois de ce côté-ci avant d’en faire le tour pour encenser les trois autres côtés. La fumée douceâtre fit naître chez Lomeli des sensations inoubliables. Du coin de l’œil, il aperçut des silhouettes en complet noir qui mettaient son siège en place. Il rendit l’encensoir, s’inclina de nouveau puis se laissa conduire devant l’autel. Un enfant de chœur présenta le missel et l’ouvrit à la bonne page ; un autre approcha un micro au bout d’une perche.
Autrefois, dans sa jeunesse, la richesse de sa voix de baryton avait valu à Lomeli une modeste renommée. Mais l’âge l’avait affaiblie tel un bon vin passé d’être resté trop longtemps en cave. Il croisa les doigts, ferma les yeux un instant, prit une inspiration et entonna un plain-chant vacillant, amplifié dans toute la basilique.
— In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti …
Et de la congrégation colossale s’éleva la réponse murmurée :
— Amen .
Il leva les mains pour donner sa bénédiction et reprit son chant, étirant les trois syllabes en une demi-douzaine :
— Pa-a-x vob-i-i-s .
Et tous répondirent :
— Et cum spiritus tuo .
Il avait commencé.
Par la suite, nul n’aurait pu deviner, en regardant un enregistrement de la messe, le trouble qui agitait son célébrant, du moins pas jusqu’à ce qu’il prononce son homélie. Il est vrai que ses mains tremblèrent parfois pendant le rite pénitentiel, mais pas plus qu’on ne pouvait s’y attendre de la part d’un homme de soixante-quinze ans. Il est vrai aussi qu’à une ou deux reprises il parut indécis sur la marche à suivre ; ainsi, avant l’Évangile, au moment de mettre l’encens sur les charbons avec la cuiller. Néanmoins, il s’en était dans l’ensemble bien sorti. Jacopo Lomeli, du diocèse de Gênes, s’était élevé aux plus hauts niveaux des conseils de l’Église romaine grâce aux qualités mêmes dont il fit preuve ce jour-là : impassibilité, sérieux, sang-froid, dignité, assurance.
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