— Mais alors personne ne la comprendrait, Éminence, et ce serait une tragédie.
Tedesco fut le seul à rire.
— Oui, oui, j’avoue que mon latin n’est pas très bon, mais je vous l’infligerais à tous, dans le seul but de faire passer un message. Car ce que je voudrais dire, dans mon pauvre latin de paysan, c’est que le changement produit presque invariablement l’effet inverse de l’amélioration recherchée, et que nous devrions garder cela à l’esprit quand viendra le moment de choisir notre pape. L’abandon du latin, par exemple…
Il essuya le gras de ses lèvres épaisses avec sa serviette et l’examina. Il parut un instant distrait puis reprit :
— Regardez autour de vous, Éminence, observez comment inconsciemment, instinctivement, nous nous sommes rangés en fonction de nos langues d’origine. Nous, les Italiens, nous sommes ici, le plus près des cuisines, très logiquement. Les hispanophones sont assis là. Les anglophones là-bas, près de l’entrée. Quand vous et moi étions enfants, Doyen, et que la messe tridentine était encore la liturgie du monde entier, tous les cardinaux d’un conclave pouvaient bavarder en latin. Mais en 1962, les progressistes ont insisté pour qu’on se débarrasse d’une langue morte afin de faciliter la communication, et qu’est-ce qu’on constate à présent ? Ils n’ont réussi qu’à rendre la communication plus difficile !
— C’est peut-être vrai dans le cadre restreint d’un conclave. Mais l’argument ne s’applique guère à la mission de l’Église universelle.
— L’Église universelle ? Comment peut-on considérer qu’une chose est universelle quand elle s’exprime dans cinquante langues différentes ? Le langage est vital. Parce que, avec le temps, du langage naît la pensée, et de la pensée naissent la philosophie et la culture. Soixante ans se sont écoulés depuis Vatican II, et déjà, cela ne signifie plus la même chose d’être catholique en Europe, en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud. Nous sommes devenus, au mieux, une confédération. Regardez ce qui se passe ici, Doyen… voyez comme la langue nous divise lors d’un simple repas comme celui-ci, et dites-moi qu’il n’y a rien de vrai dans mes propos.
Lomeli refusa de répondre. Le raisonnement de Tedesco était absurde, mais il était déterminé à rester neutre. Il ne se laisserait pas entraîner dans un débat. Et puis on ne pouvait jamais savoir si l’homme plaisantait ou parlait sérieusement.
— Tout ce que je peux dire, c’est que si telle est votre opinion, Goffredo, vous trouverez mon homélie très décevante.
— L’abandon du latin, insista Tedesco, finira par nous mener à l’abandon de Rome. Vous verrez.
— Oh, allons… ça dépasse les bornes, même venant de vous !
— Je suis tout à fait sérieux, Doyen. Bientôt, certains ne se gêneront plus pour demander : pourquoi Rome ? Cela se murmure déjà. Il n’y a aucune règle dans la doctrine ni dans les Écritures qui stipule que le pape doive siéger à Rome. Il pourrait ériger le trône de Saint-Pierre n’importe où. Notre mystérieux nouveau cardinal vient des Philippines, si je ne m’abuse ?
— Oui, vous le savez très bien.
— Nous avons donc maintenant trois cardinaux électeurs originaires de ce pays, qui compte — quoi ? — quatre-vingt-quatre millions de catholiques. En Italie, nous en avons cinquante-sept millions — dont la majorité ne communie jamais quoi qu’il arrive — et cependant nous avons vingt-six cardinaux électeurs ! Vous pensez que cette anomalie va durer encore longtemps ? Si oui, vous avez perdu l’esprit.
Il jeta sa serviette.
— Je suis allé trop loin et je m’en excuse, reprit-il. Mais je crains que ce conclave ne soit notre dernière chance de préserver notre Sainte Mère l’Église. Encore dix ans comme la décennie qui vient de s’écouler — un autre Saint-Père comme le dernier — et elle cessera d’exister telle que nous la connaissons.
— Alors en fait, ce que vous dites, c’est que le prochain pape doit absolument être italien.
— Oui, c’est ça ! Pourquoi pas ? Il y a plus de quarante ans que nous n’avons pas eu de pontife italien. Il n’y a jamais eu pareil interrègne dans toute l’histoire. Nous devons récupérer le pontificat, Doyen, pour sauver l’Église romaine. Tous les Italiens pourraient bien s’entendre là-dessus, non ?
— En tant qu’Italiens, nous pouvons tomber d’accord là-dessus, Éminence. Mais comme nous ne pourrons jamais nous entendre sur le reste, je suppose que tout joue contre nous. Je dois maintenant faire un peu le tour de nos collègues. Passez une bonne soirée.
Là-dessus, Lomeli se leva, salua d’un mouvement les cardinaux et alla s’asseoir à la table de Bellini.
— On ne te demandera pas à quel point tu as apprécié de rompre le pain avec le patriarche de Venise. Ton visage nous dit tout ce que nous voulons savoir.
L’ancien secrétaire d’État était entouré de sa garde prétorienne : Sabbadin, archevêque de Milan ; Landolfi de Turin ; Dell’Acqua de Bologne ; et deux membres de la Curie — Santini, qui était non seulement préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique, mais aussi cardinal protodiacre, et qui, à ce titre, serait chargé d’annoncer le nom du prochain pape depuis le balcon de la basilique Saint-Pierre ; et le cardinal Panzavecchia, qui dirigeait le Conseil pontifical pour la Culture.
— Je dois au moins lui reconnaître ça, répliqua Lomeli en prenant un autre verre de vin pour calmer sa colère. Il n’a visiblement pas l’intention de tempérer ses opinions pour gagner des voix.
— Ça n’a jamais été son genre. Je l’admire plutôt pour ça.
Sabbadin, connu pour son cynisme et qui était ce que Bellini avait de plus proche d’un chef de campagne, commenta :
— Il a eu la sagesse de rester à l’écart de Rome jusqu’à aujourd’hui. Avec Tedesco, moins il en fait, plus ça lui rapporte. Une seule interview à cœur ouvert dans un journal l’aurait laminé. Mais là, il s’en sortira bien demain, je pense.
— Qu’est-ce que tu entends par « bien » ? interroga Lomeli.
Sabbadin regarda Tedesco. Il hocha légèrement la tête d’un côté puis de l’autre, pareil à un fermier évaluant une bête dans une foire.
— Je dirais qu’il fera quinze voix au premier tour.
— Et ton poulain ?
— Ne me dis rien ! s’écria Bellini en se couvrant les oreilles. Je ne veux pas savoir.
— Entre vingt et vingt-cinq. Certainement devant au premier tour. C’est demain soir que ça va se corser. Il faut qu’on se débrouille pour lui obtenir la majorité aux deux tiers. Et ça fait quand même soixante-dix-neuf voix.
Une expression angoissée passa sur le visage pâle et émacié de Bellini. Lomeli songea qu’il avait plus que jamais l’air d’un saint martyr.
— S’il vous plaît, parlons d’autre chose. Je ne prononcerai pas une parole pour tenter de gagner ne serait-ce qu’une seule voix. Si nos frères ne me connaissent pas déjà après toutes ces années, il n’y a rien que je pourrais dire en l’espace d’une soirée qui pourra les convaincre.
Ils se turent pendant que les sœurs s’activaient autour de la table pour servir le plat principal : des escalopes de veau. La viande paraissait caoutchouteuse et la sauce figée. Si quelque chose peut pousser le conclave à se conclure rapidement, pensa Lomeli, c’est bien la nourriture. Lorsque les sœurs eurent posé la dernière assiette, Landolfi — qui, à soixante-deux ans était le plus jeune cardinal présent — reprit avec sa déférence coutumière :
— Vous n’aurez rien à dire, Éminence, naturellement, ce sera à nous de le faire. Mais si nous devions expliquer aux indécis ce que vous défendez, comment voudriez-vous que nous leur répondions ?
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