Ces derniers mots s’étranglèrent dans sa gorge et, en levant la tête, elle vit que ses yeux étaient humides. Un petit muscle palpitait sous la peau de sa joue droite. Christine regarda ailleurs.
— Aux yeux de ceux qui les répandaient et se les passaient, le fait que la gendarmerie n’avait pas assez de preuves ne voulait évidemment pas dire que je n’avais rien fait : le petit garçon avait retiré son témoignage pour ne pas avoir d’ennuis, le juge avait eu avec lui un comportement plus que douteux, des pressions avaient été exercées sur ce malheureux gosse, sur ses parents, la procédure avait été close pour un simple détail technique… Et ainsi de suite…
Il transpirait. Christine se dit qu’il n’avait plus l’habitude de vivre à l’intérieur.
— C’était plus que du soupçon. J’étais coupable. On est toujours le coupable de quelqu’un, pas vrai ? Il y avait trop de rumeurs, trop d’indices, vous comprenez ? Alors, les justiciers du dimanche, les salauds ordinaires qui sont convaincus de leur bon droit, ceux qui n’attendent qu’une occasion pour donner libre cours à leur violence, ont commencé à vouloir faire justice eux-mêmes. On habitait une jolie maison, ma femme, mes enfants et moi — un peu à l’écart du village, près de la forêt : même ça a été retenu contre moi ; on prétendait que je voulais vivre isolé, à l’abri des regards, à cause de toutes les dégueulasseries que j’aimais faire. Un soir où nous regardions la télé, on a reçu des pierres dans les vitres du salon. Ça s’est reproduit deux jours plus tard, sur d’autres vitres. Une fois, deux fois. Bien entendu, ceux qui les lançaient ne se montraient jamais, on entendait juste des cris dans la nuit qui prononçaient mon nom et l’accolaient à des mots immondes… On a fini par fermer les volets dès que la nuit tombait, mais les pierres continuaient de pleuvoir, cela faisait un boucan d’enfer sur le métal. Parfois, plusieurs nuits s’écoulaient sans que rien se passe, on se disait que c’était enfin terminé et puis, tout d’un coup, à 3 heures du matin, ça recommençait. Bang, bang, bang, bang ! Un bruit de tonnerre, les insultes qui fusaient dans la nuit, les cris de bêtes… Les enfants étaient terrorisés, bien entendu.
Il montra son verre et elle le resservit. Il se désaltéra avec la même avidité que précédemment, mais sans faire claquer sa langue, cette fois. Il n’était plus d’humeur.
— Les incidents se sont accumulés. Notre chat est mort empoisonné, nos pneus étaient régulièrement crevés, on a refusé de servir ma femme dans une pharmacie alors qu’elle venait acheter du sirop pour la toux du petit et on lui a demandé de ne plus revenir, des amis nous ont fermé leurs portes. De plus en plus d’amis … D’autres ont cessé de répondre au téléphone quand ma femme les appelait. Ou bien ils trouvaient toujours un prétexte pour décliner nos invitations… Certains lui raccrochaient au nez… Certains jours, elle rentrait en larmes du travail et elle refusait de me dire pourquoi. Elle allait s’enfermer dans sa chambre et je l’entendais pleurer, mais je faisais comme si de rien n’était, je ne lui demandais rien. J’avais trop peur des réponses. Mes enfants ont été mis au ban ; on les traitait comme des parias ; ils n’avaient plus de copains avec qui jouer. Alors, ils jouaient entre eux, ma fille et mon fils, mes jumeaux — ils avaient sept ans cet automne-là, quand ça s’est passé : sept ans, vous imaginez ? D’autres fois, on les traitait comme s’ils étaient atteints d’une maladie rare et des personnes bien intentionnées leur posaient toutes sortes de questions compatissantes sur leur santé à la sortie de l’école. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Ma femme n’osait plus venir les chercher devant le portail de l’école. Elle les attendait dans sa voiture, au bout de la rue.
Il lui décocha un sourire triste.
— Et puis, un jour, elle m’a regardé en face et elle m’a dit : « Tu l’as fait, pas vrai ? » Même elle avait fini par s’en convaincre. Vous comprenez : il n’était pas possible qu’autant de gens aient tort. Il s’était forcément passé quelque chose, pas de fumée sans feu … Elle m’a quitté. Elle est partie avec les enfants. Je me suis mis à boire. Le directeur de l’école attendait le premier faux pas pour me virer, lui aussi était convaincu qu’il n’y avait pas de fumée sans feu. La maison n’était pas payée : je l’ai perdue. J’ai dormi chez le dernier ami qui me restait, puis même lui m’a dit : « Il faut que tu partes. » Je ne lui en veux pas : sa femme lui avait dit que c’était elle ou moi. Il m’a fait promettre de garder le contact, il m’a donné de l’argent, il a insisté : « Tu peux m’appeler quand tu veux. » Je ne l’ai jamais revu, je n’ai jamais cherché à reprendre le contact — lui non plus. C’était un très bon ami, le meilleur que j’aie jamais eu.
Il ferma fort les yeux, toutes ses rides convergeant vers les commissures de ses paupières, puis les rouvrit. Ils étaient redevenus vifs et secs.
— Bien, dit-il d’une voix ferme, comme s’il venait d’évoquer un épisode amusant ou distrayant, assez parlé de moi : qu’est-ce que vous me voulez, Christine ?
Quel âge avait-il ? Il en paraissait pas loin de soixante mais, depuis le temps qu’il vivait dans la rue, peut-être en avait-il dix ou même vingt de moins. Il émanait de lui une impression de force sereine communicative, malgré l’histoire effroyable qu’il venait de raconter. Elle se demanda s’il avait dit la vérité, s’il était vraiment innocent. Ou s’il avait commis au moins une partie des faits qui lui étaient reprochés et qu’il avait réécrit l’histoire. Comment savoir ? Elle décida d’y aller bille en tête.
— Est-ce que je vous parais quelqu’un de déséquilibré, de mentalement instable ou de névrosé ?
— Non.
— Je sais que vous êtes fin observateur. Et que rien de ce qui se passe dans la rue ne vous échappe. Vous ai-je jamais semblé hystérique ou paranoïaque ?
— Non. Bien moins que certains de vos voisins.
Cela la fit sourire.
— Si je vous dis que j’ai de bonnes raisons de croire que quelqu’un me suit ou me fait suivre…
— Je vous crois.
— Qu’il surveille cet immeuble…
— Ça m’a l’air sérieux, en effet.
— Ça l’est. Vous passez votre temps dans la rue, devant ma porte, se lança-t-elle. Je veux que vous me signaliez toute personne qui repasserait un peu trop souvent dans la rue et qui s’intéresserait à cet immeuble, vous avez compris ?
— Je ne suis pas idiot, répondit-il d’un ton débonnaire. Pourquoi pensez-vous que quelqu’un vous fait suivre ?
— Ça ne vous regarde pas.
— Oh que si, ça me regarde. Je vous l’ai dit : je ne suis pas prêt à faire n’importe quoi pour de l’argent.
Elle hésita. D’une certaine manière, sa profession de foi la rassurait. Si la cupidité n’était pas son seul moteur, cela voulait peut-être dire qu’il ne vendrait pas ses services au premier venu.
— Très bien, dit-elle. Tout a commencé par une lettre anonyme dans ma boîte aux lettres, il y a six jours…
Il l’écouta sans broncher, hochant juste la tête de temps en temps, impénétrable et patient. Car patient il l’était, bien sûr ; il passait sa vie dans la rue à attendre une pièce. Cependant, plus elle avançait dans son récit, plus elle voyait ses yeux se plisser d’intérêt et d’étonnement. Par moments, à l’écoute de certains détails, une lueur d’incrédulité les traversait brièvement, mais elle disparaissait presque aussitôt : il en avait vu d’autres.
— Intéressant, conclut-il simplement quand elle eut fini.
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