— Ce stage, dit soudain Cordélia, Ilan et toi, vous n’imaginez pas ce que ça représente pour moi… Travailler dans une radio. Apprendre. Venir d’où je viens et me retrouver là… C’est comme si, pour la première fois, j’entrevoyais un avenir…
— Comment tu l’as obtenu ?
Une hésitation. Mais elle avait commencé. Alors, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout :
— J’ai bidonné mon CV. Mais cette place, je la mérite. Pendant que mes parents se vautraient devant la télé et que mon connard de frère jouait à Grand Theft Auto IV, j’empruntais des livres à la médiathèque, je dévorais tout ce qui me tombait sous la main. J’ai eu les meilleures notes en français pendant toute ma scolarité — même si j’ai laissé tomber l’école à seize ans. J’ai menti, c’est vrai. Mais je fais du bon boulot, n’est-ce pas ? En tout cas au moins aussi bien qu’un autre…
Pas tout à fait vrai , songea Christine. Plus d’une fois, elle avait été surprise par les lacunes de Cordélia et elle s’était demandé comment elle avait atterri là.
— Je ne demande qu’à m’améliorer, insista la stagiaire. (Avait-elle surpris une lueur de doute dans le regard de Christine ?) Je sais que je peux y arriver… Je travaille dur et j’en veux, ça, tu le sais.
Christina hocha la tête. C’est vrai que la gamine en voulait. Il y avait un accent de sincérité dans cette dernière déclaration, quelque chose qui sonnait vrai. Et qui l’émut. Elle se dit qu’elle ne devait pas se laisser avoir, qu’elle devait garder la tête froide. Que la gamine essayait de l’amadouer.
— Le nom de cette personne, dit-elle en reposant sa bière.
Cordélia surprit son geste.
— Tu en veux une autre ?
— Son nom, répéta-t-elle.
Silence, visage baissé.
— Cordélia…
— Si je te le dis, ils me le feront payer. Cher.
— Pense à ton fils. Tu as ma parole que je vous aiderai. À condition que toi tu m’aides.
Elle lut le débat intérieur dans les yeux effrayés de la gamine. Eut une autre idée.
— Écoute, voilà ce que je te propose : tu racontes tout à Guillaumot. Je te défendrai, je dirai que tu as été victime d’un chantage. Je lui dirai de te garder ta place, que tu fais du bon travail. Non seulement je ne porterai pas plainte, mais je t’aiderai — financièrement aussi. Tout ce que tu as à faire, c’est de tout raconter à Guillaumot. Le nom, tu ne le dis qu’à moi. C’est mon affaire, je n’en parlerai à personne.
— Ils feront du mal à mon enfant !
En voyant ses pupilles à nouveau dilatées, Christine comprit qu’elle était terrifiée. Elle ne bluffait pas.
— Je… je… écoute, nous te trouverons un… un endroit… pour ton… fils et toi…
Bon sang, que lui arrivait-il ?
Tout à coup, les mots lui collaient aux gencives comme des caramels, ils rechignaient à franchir ses lèvres. Elle avança une main vers la table basse et son geste lui parut terriblement ralenti. Son cerveau renâclait. Ou alors, c’était l’inverse : son corps qui se mutinait. Ses doigts heurtèrent la bouteille de bière qui se renversa — et roula sur la table avec un bruit rond, étrange et distordu, avant de tomber en silence sur la moquette.
— Qu’est-ce qui… qu’est-ce qui m’arrive ?
Cordélia la fixait. Lèvres serrées.
Christine se concentra. Ressaisis-toi, ma fille .
Christiiinnneeee… tu es sûuuuuureee que tu te sens biiieennn ?
C’était quoi cette voix ? La gamine avait dû prendre quelque chose pour parler comme ça… Quelle intonation ridicule…
Christine retint un rire nerveux, elles étaient aussi stones l’une que l’autre.
Une sensation de froid dans ses veines, la pièce et le canapé tanguaient comme le pont d’un navire. Le regard de Cordélia. Une alarme s’alluma quelque part : il était redevenu ce qu’il était avant — froid et calculateur.
Christine sentit un voile de sueur froide lui coller aux joues comme une couche de fond de teint. Oh, merde, je ne me sens vraiment pas bien … Son cœur battait très vite. Elle allait être malade, ce n’était plus drôle du tout.
Il se passait quelque chose qu’elle n’aimait pas.
Elle regarda Cordélia et eut un choc : celle-ci était en train de retirer son peignoir. Son long corps couvert de tatouages — semblable à un hiéroglyphe — une nouvelle fois dévoilé.
Cordéliaaaaa… qu’est-ce que tu fais ?…
Je ne me sens pas biennnn… pas bien du touuuut …
Elle vit la gamine se lever, traverser la pièce dans sa direction. Contourner la table basse. Son sexe envahit le champ de vision de Christine. Étourdie et fascinée, celle-ci contempla une nouvelle fois l’étincelant piercing génital — puis le visage encore enfantin le remplaça, obstruant son champ visuel, et une bouche chaude et humide s’écrasa sur la sienne.
Ne bouuuuugeeee paaaaas…
Christine voulut se débattre. Ses yeux clignotaient ; elle frissonnait, le visage trempé. Elle voulut se débattre, se lever, s’en aller, mais elle ne bougea pas d’un iota.
Elle se concentra sur les gestes de Cordélia. La stagiaire lui tournait le dos, elle avait ouvert un ordinateur portable sur la table basse.
Elle pianotait dessus.
Christine voyait ses fesses rondes, le grand dos nerveux de la jeune femme et ses omoplates saillantes. Ses tatouages qui devenaient flous …
Çaaaa y eeessst …
Cordélia se retourna. Christine sentit qu’elle perdait connaissance.
Black-out…
Un bruit déchira sa cervelle, comme une lame. Elle se réveilla instantanément. Le bruit recommença, râpe sur ses nerfs — et elle comprit qu’il s’agissait d’un klaxon.
Une rumeur de conversation en bas, dans la rue ; un bruit de moteur — et puis, le silence…
Christine se redressa.
Il faisait presque totalement noir, seule une clarté grise filtrait entre les lames des stores, et elle sentit sa crainte de l’obscurité revenir. Elle roula dans des draps aussi sombres que la pièce dans laquelle elle se trouvait, qui lui parut un endroit inconnu et étranger jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’il s’agissait de sa chambre. La sensation de la soie sur sa peau : comme un suaire. Elle était nue … Une image lui revint avec la fulgurance sèche d’une décharge électrique : Cordélia, nue aussi, l’embrassant, sa langue dans sa bouche.
Tremblante, elle chercha à tâtons l’interrupteur de la lampe de chevet mais, quand elle l’eut trouvé et qu’elle l’actionna, rien ne se passa.
Quelque chose brillait dans l’obscurité : tout au bout du lit. Un rectangle d’un gris à peine plus pâle que les ténèbres ambiantes… Un écran …
Sa très faible luminosité disait qu’il était en veille. Elle se demanda — avec un cruel sentiment de vulnérabilité — comment elle avait atterri ici, qui l’avait déshabillée et qui avait allumé son ordinateur ? Et aussi ce qu’on lui avait fait pendant son sommeil … Mais cette question-là conduisait à des régions trop noires qu’elle préféra tenir à distance pour l’instant. Elle avait mal dans la colonne vertébrale, ainsi que sous les aisselles et à un coude. Est-ce qu’elle avait été traînée par terre, portée ? Forcément — mais par qui ? Certainement pas Cordélia toute seule… Elle se demanda comment ils avaient réussi à franchir le comité de vigilance dans le hall de l’immeuble.
Instinctivement, elle rampa vers l’écran pour l’allumer — tout sauf cette pénombre trop dense. Elle rampa jusqu’à lui à travers le lit, dans le noir, affolée, et, appuyée sur un coude, elle cliqua sur le pavé tactile. La veille s’interrompit. La clarté soudaine de l’écran l’éblouit, la soulagea et jeta des ombres partout dans la chambre. Une session vidéo était prête à démarrer. La grosse flèche triangulaire au centre de l’écran n’attendait qu’elle, mais quelque chose la retint : la certitude que ce qu’elle allait découvrir l’enfoncerait encore plus profond dans son cauchemar.
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