Je n’étais pas le fruit de l’amour, seulement le résultat d’un mariage arrangé.
Mes parents ne s’étaient jamais aimés, tout juste supportés pendant les premières années de leur vie commune. Détestés les années suivantes.
Mejda m’a juré qu’elle ne regrettait pas ma venue au monde, que j’étais sa seule source de joie.
Je n’ai pas réussi à la croire.
J’avais du mal à croire en quoi que ce soit. En qui ce soit.
À de nombreuses reprises, elle a tenté de justifier sa lâcheté en prétendant avoir été terrorisée par Darqawi. Mais je ne lui ai pas pardonné et je crois que je n’y parviendrai jamais.
Et quand j’ai vu ce qu’elle avait fait subir à Tama, j’ai compris qu’elle n’était pas l’ennemie de Darqawi, seulement sa complice silencieuse.
Aujourd’hui, j’ai Tama. J’ai la chance de connaître l’amour, le vrai. J’ai la chance de partager mes jours et mes nuits avec une femme dont le corps a envie du mien. Une femme qui serait capable de mourir pour moi.
Un bonheur que ni Darqawi ni Mejda n’ont pu connaître.
Assise contre un mur, elle est terrifiée.
Assise contre un mur, elle fixe la porte qui lui fait face.
Cette porte qui ne va pas tarder à céder pour laisser entrer le monstre. Mi-homme, mi-animal, il l’a poursuivie des heures durant. Elle a couru jusqu’à en perdre haleine, traversant des bois, des landes, des rivières et des déserts. Mais chaque fois, elle est revenue au point de départ.
Cette chambre.
La bête donne des coups de plus en plus violents dans la porte, poussant des cris de rage.
Bientôt, elle se jettera sur elle. Bientôt, elle plantera ses crocs énormes dans sa chair…
Elle se redressa brusquement, le souffle court. Ses yeux paniqués balayèrent le décor. La chambre, la lampe, le plafond en lambris.
Cette chambre, cette porte…
Ce monstre.
Le bruit des coups… Eux, étaient bien réels.
Elle s’approcha de la fenêtre et vit de la lumière dans la petite maison qui jouxtait celle où elle était enfermée depuis des jours. Elle aperçut son geôlier armé d’une sorte de masse, en train de casser un mur. Elle ouvrit la fenêtre, fut saisie par le froid cinglant.
Saisie par les cris qu’il poussait.
Des cris de détresse, de colère. Des cris de douleur. Atroces.
Bouche bée, elle le regarda détruire ce qui l’entourait avec une rage effrayante. Puis il tomba à genoux dans la poussière et prit son visage entre ses mains.
En le voyant pleurer, la jeune femme se fêla de la tête aux pieds. En cet instant, et sans qu’elle sache vraiment pourquoi, la souffrance de cet homme devenait la sienne.
Izri va mieux, sa blessure n’est plus qu’une cicatrice. Une de plus. Mais ses cicatrices ne me dérangent pas, au contraire. Chaque brûlure de cigarette, chaque estafilade, chaque plaie mal recousue lui confère un charme supplémentaire. C’est comme si sa peau était le témoin de sa souffrance, de son courage. Quand je le regarde, je peux lire son histoire en suivant chacune de ces marques.
Je n’ai plus entendu parler du concurrent qui a failli me l’enlever. Je sais simplement qu’il est mort de la main d’Izri. Dans le journal, j’ai lu qu’ils avaient trouvé le corps d’un homme connu des services de police dans un terrain vague. Que cet homme, un certain Santiago, avait été abattu de deux balles dans la poitrine, une autre dans l’œil.
Ce matin, j’ai laissé Iz dormir et suis partie faire quelques courses.
Je descends du bus, les bras chargés de sacs et passe par l’endroit où j’ai trouvé Iz dans sa voiture. Il y a encore quelques éclats de verre de la lunette dans le petit caniveau et je remercie je ne sais quel dieu de m’avoir permis de le trouver à temps.
Cinq minutes plus tard, j’arrive dans notre rue et m’arrête net. Au bout de l’impasse, deux voitures garées devant notre portail.
Deux voitures avec des gyrophares sur le toit.
Je cesse de respirer, pétrifiée sur le trottoir. Puis je vois Izri sortir, poignets menottés dans le dos, encadré par deux hommes en civil portant un brassard rouge. Il tourne la tête et m’aperçoit à son tour. Nous nous dévisageons quelques secondes avec tout le désespoir du monde.
— Iz ! hurlé-je.
— Sauve-toi, Tama ! Sauve-toi !
Les flics tournent la tête vers moi, ils marquent un temps d’hésitation.
— Sauve-toi, Tama !
Je lâche mes sacs et me mets à courir. Quand je me retourne, je vois que l’un des policiers s’est lancé à ma poursuite. Alors, j’accélère encore.
— Stop ! Arrêtez-vous !
Je ne l’écoute pas. Je n’écoute que la voix d’Izri.
Sauve-toi, Tama.
Dans le bus qui me conduit vers la maison de Manu, je suis sidérée.
Broyée, dévastée.
Anéantie.
Un métal en fusion coule dans mes veines, mon cœur se consume.
Ils me l’ont pris.
Je l’ai perdu. Je suis perdue.
Je ne sais pas vraiment comment j’ai réussi à semer ce flic, j’ai eu beaucoup de chance. Il devait manquer d’entraînement et a sûrement pensé que je ne valais pas la peine qu’il fasse une crise cardiaque. Malgré tout, je ne cesse de scruter la rue, les trottoirs. Les voitures qui suivent le bus.
Je suis en cavale.
Après une demi-heure et grâce à l’aide du chauffeur, je me retrouve à cent mètres de la maison où vit Manu.
Vertige, larmes. On pourrait croire que je suis ivre.
Devant chez Manu, la silhouette massive du Dodge, portières ouvertes. Une autre voiture est garée à côté et un homme dépose dans le coffre une unité centrale avant de retourner à l’intérieur.
Les flics sont en train de perquisitionner le domicile de Manu qui est sans doute déjà en garde à vue au commissariat.
Alors, je rebrousse chemin pour me réfugier sous l’abribus. Effondrée sur le petit banc, j’essuie encore un ouragan de larmes.
Je dois me calmer, Izri voudrait que je sois forte et courageuse. Que je ne ressemble pas à cette enfant effrayée.
Je me concentre et parviens à me souvenir de l’adresse de Greg, apprise par cœur.
Greg, je le connais beaucoup moins bien que Manu ; pourtant, je n’ai guère le choix. En consultant le plan affiché dans l’abribus, je m’aperçois que Greg habite à l’autre bout de la ville, mais ça n’a pas d’importance. Car sans Iz, plus rien n’a vraiment d’importance.
Sans lui, je suis quoi ? Une orpheline, une ancienne esclave, une petite bonniche. Une clandestine.
Une sans-papiers.
Une sans-amour.
Il s’était assis contre le mur. Dans son écrin de poussière, le front sur les genoux, il continuait à pleurer. La jeune femme aurait voulu pouvoir quitter cette chambre pour le rejoindre. Poser une main sur son épaule, le rassurer, lui parler.
L’appeler ? Elle ne connaissait même pas son prénom.
— Monsieur ! Monsieur, vous m’entendez ?
Comme le vent emportait sa voix dans l’autre sens, elle hurla de plus belle.
— Monsieur, vous avez besoin d’aide ?
Enfin, il leva la tête et l’aperçut. D’un geste brutal, il chassa ses larmes avant de se lever. Sur le seuil de la vieille baraque, il s’arrêta pour la dévisager. Debout dans la pénombre, il ressemblait au monstre de son cauchemar. Alors, elle n’osa plus parler.
Peut-être aurait-elle dû se taire.
Le laisser souffrir en silence.
Il disparut dans les ténèbres, elle l’entendit monter l’escalier, rentrer, traverser le couloir. La porte s’ouvrit, il pénétra dans la chambre et, avant qu’elle ait pu prononcer le moindre mot, se jeta sur elle. Il l’attrapa par les poignets, l’attira contre lui.
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