Je me vengeais.
Sur le chemin de l’école, je m’amusais à crever les pneus des voitures, à casser les rétroviseurs. J’insultais les gens, je taguais les murs. Je volais toutes sortes de choses dans les magasins puis je suis passé à la vitesse supérieure. Je me suis mis à piquer des portefeuilles, à arracher des sacs. Avec l’argent, j’achetais des clopes et j’ai commencé à fumer avant mes onze ans.
Je faisais tout pour mériter les coups de mon père.
Sans même le savoir, Darqawi avait désormais d’excellentes raisons de me cogner.
Dehors, le vent se déchaînait. Ses hurlements sinistres encerclaient la maison telle une meute de loups affamés.
La nuit était déjà bien avancée mais ils étaient toujours dans la salle à manger.
Elle, devant la cheminée, près de ce chien aussi monstrueux qu’affectueux.
Lui, assis dans un fauteuil, en train de lire.
On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un père et de sa fille passant une soirée tranquille au coin du feu.
Sauf qu’ils se surveillaient l’un l’autre. Sauf qu’ils se posaient mille questions.
Elle se leva pour aller boire un verre d’eau côté cuisine. Gabriel la garda discrètement à l’œil. Elle lui avait prouvé de quoi elle était capable.
Elle revint dans le salon, s’arrêta devant la bibliothèque.
— Si tu veux un livre, sers-toi, proposa Gabriel.
Elle ouvrit les portes en verre. Après une brève hésitation, elle se saisit d’un roman, contempla longuement la couverture.
— Il est bien celui-là, fit Gabriel.
— Je… C’est bizarre, j’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part, murmura la jeune femme.
— Peut-être que tu l’as lu.
— Peut-être.
Elle secoua la tête, gardant le livre entre les mains.
— Comment c’est possible que je ne me souvienne de rien ?
Gabriel haussa les épaules.
— Amnésie rétrograde. La commotion cérébrale, sans doute. À moins que ce soit une manière de te protéger.
— Me protéger ? s’étonna-t-elle.
— Disons que si certains souvenirs font trop mal, ton cerveau a peut-être choisi de les occulter pour le moment. Comme si tu mettais un voile sur ce que tu ne veux plus voir… Une sorte de réflexe de défense.
— Je vois… Vous auriez aimé que ça vous arrive ?
Étonné, il mit un moment à répondre.
— Je n’ai pas eu cette chance.
— Ne le regrettez pas. C’est terrifiant de ne pas avoir de passé…
— Je veux bien te croire, dit Gabriel en posant son livre sur l’accoudoir du fauteuil.
— Parfois, j’ai l’impression d’être un grain de sable perdu dans le désert. Aucun repère, aucun souvenir auquel me raccrocher, qu’il soit bon ou mauvais… Aucune racine pour m’attacher à cette vie.
— Tu as peur ?
— Je suis morte de trouille, oui ! Et si… si ça ne revenait jamais ?
— Ce serait étonnant, la rassura Gabriel.
Elle retourna sur l’épais tapis devant la cheminée, posa le livre sur ses genoux. Mais cette fois, elle s’assit face à Gabriel.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
De plus en plus surpris, il alluma une cigarette pour cacher son trouble.
— Je n’attends rien, fit-il. C’est toi qui as débarqué chez moi, je te rappelle.
— Je sais, mais… Si vous ne m’avez pas tuée, c’est qu’il y a une raison, non ?
Gabriel se leva, elle eut un imperceptible mouvement de recul.
— Je crois qu’il est l’heure d’aller dormir, dit-il.
Elle se glissa sous les couvertures et garda la lampe de chevet allumée. Il ne l’avait pas menottée au lit, elle allait passer sa première nuit libre.
Libre… Même s’il y avait une grille à la fenêtre et que la porte de la chambre était fermée à double tour.
Cet homme n’était peut-être pas un monstre, finalement. Seulement un déséquilibré, un être perdu.
Elle attrapa le roman qui l’avait accompagnée jusque dans la chambre et regarda encore la couverture. Ces couleurs, cette illustration… Cet objet lui était familier sans qu’elle puisse le raccrocher à quoi que ce soit.
Elle posa la nuque sur l’oreiller et s’endormit aussitôt, le livre serré contre sa poitrine.
Dans le salon, Gabriel s’étendit sur le canapé. Sophocle vint se coucher sur le tapis, son maître lui accorda quelques caresses.
Il faudrait peut-être qu’il songe à installer un lit dans la seconde chambre. Son dos ne supporterait pas encore très longtemps les nuits sur ce vieux sofa.
Si vous ne m’avez pas tuée, c’est qu’il y a une raison, non ?
— C’est Lana qui me l’a demandé, murmura-t-il. Et je ferais n’importe quoi pour elle.
Tama mange seule dans la cuisine. Ce soir, Izri n’est pas rentré.
Elle a tenté de l’appeler sur son portable, il n’a pas décroché. Même si cela arrive souvent, elle ne peut s’empêcher d’être inquiète. Et s’il avait été arrêté ? S’il avait reçu une balle en pleine tête ? S’il avait eu un accident de voiture ?
Son assiette terminée, elle met un châle sur ses épaules et s’exile sur la terrasse. L’été est fini, pourtant les températures sont encore douces. Elle prend un livre mais ne parvient pas vraiment à se concentrer. Toutes les cinq minutes, elle regarde sa montre, puis le portail.
Inutile de l’appeler encore, elle lui a déjà laissé cinq ou six messages.
Vers 22 heures, elle se réfugie à l’intérieur et allume la télé.
Rien n’y fait, l’angoisse ne la lâche pas. Ce soir, elle sent qu’Izri n’est pas en train de s’amuser dans un bar avec ses copains. Elle ne saurait l’expliquer, mais elle a le sentiment qu’il est en danger. Alors, elle décide d’appeler Manu, ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant.
— Bonsoir, Manu, c’est Tama.
— Salut, Tama ! Tu vas bien, ma petite chérie ?
— Bof… Iz est avec toi ?
— Non, pourquoi ?
— Il n’est pas rentré et je suis inquiète, avoue-t-elle.
— Tu le connais, non ?
— Ouais, mais…
— Bon, je vais voir si je le trouve et je lui dis de t’appeler, ça va comme ça ?
— Merci, Manu. Merci beaucoup.
Il raccroche et Tama continue à tourner en rond dans la maison. Cinq minutes plus tard, Manu la rappelle. Elle se jette sur le portable.
— Tama ? Bon, écoute, j’arrive pas à le joindre… Je sais pas où il est mais arrête de flipper, je suis sûr qu’il va bien.
— D’accord, merci, Manu.
— Bonne nuit, ma belle.
Tama se rassoit sur le canapé et réfléchit un instant.
Faire confiance à son instinct, une fois encore.
Elle enfile un gilet, met ses chaussures et quitte la maison. Elle prend la direction de la supérette et tourne à gauche. Le quartier est calme, silencieux. De temps à autre, le bruit d’une voiture qui passe, rien de plus.
Après avoir parcouru cinq cents mètres, elle aperçoit le bolide d’Izri arrêté sur le bas-côté. Son cœur s’emballe, ses jambes aussi. En approchant de la voiture et grâce aux lampadaires de la rue, elle constate qu’il n’y a personne au volant. Elle lit la plaque. Aucun doute, il s’agit bien de l’Alfa d’Izri. Elle regarde au travers de la vitre.
— Merde !
À moitié effondré sur le siège passager, Izri semble endormi. Tama essaie d’ouvrir la portière mais les serrures sont bloquées. Elle tape contre la vitre.
— Iz ?
C’est alors qu’elle voit sur sa chemise une énorme tache de sang au niveau de l’abdomen. Elle s’acharne sur la portière, sans succès. Elle songe à casser la vitre mais réalise qu’elle ne pourra jamais sortir Izri de la voiture.
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