Fadila allume une autre cigarette, je vois trembler ses mains.
— Lorsqu’il souhaite nous dire quelque chose, il l’écrit ou le dessine. Du coup, mes parents l’ont enlevé de l’école et il a été placé dans un centre spécialisé.
Choquée, je mets du temps à retrouver le chemin de la parole.
— Je vais aller le voir ! Peut-être que…
Fadila secoue la tête.
— Ce ne serait pas une bonne idée, Tama, me dit-elle. Il serait heureux de te revoir mais ne supporterait pas que tu partes à nouveau. Une autre séparation, ce serait vraiment trop dur… Fatal, peut-être. Mais, tu sais, depuis qu’il passe ses journées dans ce centre, il va mieux. Il progresse, il est sur la bonne voie.
Fadila me considère avec une sorte de désespoir.
— Adina est devenue anorexique, m’avoue-t-elle. Elle ne pèse même pas quarante kilos… Et Émilien continue à faire pipi au lit.
Je ferme les yeux un instant et quand je les rouvre, je vois les larmes couler sur le visage de Fadila.
Cette nuit-là, après le départ de Fadila, j’ai beaucoup pleuré. Je songeais à Vadim, à sa souffrance. Je songeais à cet affreux gâchis.
Les Charandon m’ont sacrifiée, ils ont failli me détruire.
Mais ils ont surtout réussi à détruire leurs propres enfants.
* * *
La semaine dernière, j’ai eu seize ans. Pour fêter ça, Izri m’a invitée dans un restaurant étoilé, un endroit très chic où je ne me sentais pas spécialement à l’aise. Mais ça m’a fait plaisir qu’il y pense et me réserve sa soirée.
Car depuis quelques semaines, Iz va mal. Il force sur la bouteille autant que sur la cocaïne et refuse de me dire ce qui le rend si nerveux. Je crois qu’il s’est disputé avec Manu, que leur clan va mal, qu’il est en train de se disloquer.
J’essaie de le soutenir, autant que je peux. Ceci dit, vu qu’il ne veut pas me parler de ses affaires , j’ai bien du mal à le conseiller. De toute façon, ce n’est pas moi, la petite bonniche, qui vais pouvoir l’aider. Je ne suis pas très qualifiée en braquages et autres actes délictueux !
Il est 10 heures et je le trouve assis sur la terrasse, une bière à la main.
— Je vais faire quelques courses… Tu m’accompagnes ?
Il lève sur moi un regard tendu et pose sa bière sur la table. Puis il retourne à l’intérieur, s’habille et prend la clef de la voiture.
— On peut y aller à pied, dis-je. C’est juste à côté !
— Non.
Je n’insiste pas et grimpe dans l’Alfa. En moins de deux minutes, nous sommes à la supérette et Izri gare son bolide sur le parking. Je me dépêche de remplir mon panier car je sens qu’il est déjà las d’être ici. Je me dirige vers la caisse tandis qu’Izri s’attarde au rayon alcool et soulage les étagères de quelques packs de bière et autres bouteilles de whisky. Finalement, on a bien fait de prendre la voiture.
Nous patientons à la caisse et lorsque c’est mon tour, le gérant m’adresse un grand sourire, comme à son habitude.
— Comment ça va, Tama ? lance-t-il. Tu as vu ce beau soleil ?
— Bonjour, Dominique, réponds-je en mettant mes articles sur le tapis.
Izri dévisage le patron avec un regard effrayant. Je n’ajoute rien et me hâte de ranger les provisions dans les sacs et de régler la note.
— Tu n’es pas très bavarde aujourd’hui ! me fait remarquer Dominique. Mais toujours aussi mignonne !
Est-il aveugle ? Inconscient ?
— Au revoir ! À demain…
Nous mettons les courses dans le coffre, je m’installe à nouveau sur le siège passager.
— Lui aussi, il veut te sauter ? me balance Izri en prenant le volant.
— Bien sûr que non ! Il est juste sympa parce que je suis une bonne cliente…
— Tu iras faire tes courses ailleurs, désormais. Compris ?
— C’est le seul magasin où je peux aller à pied ! dis-je d’un ton agacé.
— Eh bien tu prendras le bus.
Il démarre en faisant crisser les pneus et manque d’écraser une mamie et son chien. La dame l’insulte, Izri baisse la vitre.
— Ta gueule, la vieille ! hurle-t-il.
Je me ratatine sur le siège tandis qu’il redémarre sous le regard effaré de la dame au chien.
— Alors, t’as compris ? répète-t-il. Je veux plus que tu mettes un pied ici !
L’alcool le rend paranoïaque, à moins que ce ne soit la coke. Le mélange des deux, sans doute.
— Mais Iz, je t’assure que tu te fais des idées !
— Ça va, j’ai bien vu comment il te regardait, cet enculé ! Tu es toujours aussi mignonne, Tama !
Je soupire et Izri freine si fort que je suis violemment projetée vers l’avant. Puis il me saisit par la nuque et attire mon visage contre le sien.
— C’est pas le moment de m’énerver, Tama… Putain, c’est pas le moment…
— Calme-toi, Iz, murmuré-je. Calme-toi, je t’en prie !
Il me lâche et reste un instant pétrifié derrière le volant. Ses yeux se mettent à briller, comme s’il allait pleurer.
— Pourquoi tu veux me rendre fou ? murmure-t-il.
Je caresse doucement son bras.
— Je ne veux que te rendre heureux, dis-je d’un ton rassurant. Et si cet homme m’a regardée, j’en suis désolée. Je ne m’en suis même pas aperçue… Parce que je ne vois que toi. Les autres, je m’en fous !
Il retrouve un semblant de calme et nous rentrons. Il m’aide à porter les courses à l’intérieur et prend une bière dans le frigo.
— Tu ne devrais pas boire autant ! dis-je machinalement.
Je ne vois pas arriver le coup de poing qui m’envoie au tapis. Sonnée, j’ai du mal à relever la tête. Posté au-dessus de moi, Izri me fixe avec fureur.
— Arrête, Iz ! Arrête !
Je me replie sur le sol, en position de défense, tenant mon visage entre mes mains.
— C’est toi qui vas me dire ce que je dois faire ? hurle-t-il. C’est toi ?!
Il me lance la canette de bière, je la prends sur le crâne et finis de m’écrouler. Puis il quitte la cuisine et j’essaie de me remettre debout en m’agrippant à la paillasse. Dès que je suis droite, mon estomac se soulève et je vomis dans l’évier. Un mélange de bile et de sang. J’ai l’impression que ma tête va exploser, que mon cerveau a enflé et n’a plus assez de place dans mon crâne. Je reste un moment penchée au-dessus de l’évier, à compter les gouttes de sang qui s’échappent de mon nez et de ma bouche avant de s’écraser sur l’émail. Du sang coule aussi de mon cuir chevelu ouvert, jusque dans mon cou. Je titube vers la salle de bains et au passage, j’aperçois Izri prostré sur les marches de la terrasse. En arrivant au milieu du couloir, le vertige et la nausée repassent à l’attaque, je tombe à nouveau. Je reprends connaissance quelques secondes plus tard, incapable de bouger, comme si j’étais collée au parquet. Je devine une silhouette près sur moi.
— Tama ? Tu m’entends ?
— J’ai mal… à la… tê… te…
Izri me prend dans ses bras et me porte jusqu’au lit. Il court jusqu’à la salle de bains et revient avec une serviette trempée. Il essuie mon visage tandis que je gémis de douleur.
Soudain, il s’effondre sur lui-même. Des sanglots déchirent sa poitrine. Alors, je l’attire contre moi, le serre avec mes dernières forces.
— Pardon, murmure-t-il. Pardon, Tama…
— Ça va aller mon amour, ne t’en fais pas…
* * *
Je rentrais de l’école, mon cartable sur le dos. Nous habitions encore à Montpellier, à cette époque. J’avais sept ans, j’étais en CE1.
Pour moi, l’école, c’était un refuge, une échappatoire, un asile. Pendant que j’étais en classe, j’étais loin de mes parents. Raison suffisante pour avoir envie d’y aller. Mais, dans ma classe, je n’avais pas que des amis. L’un de mes petits camarades m’avait pris en grippe et je n’ai jamais su pourquoi. J’ai oublié son prénom, pas son visage.
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