Georges-Jean Arnaud - Les fossoyeurs de liberté

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Le Chili dans les jours qui suivent le coup de force des militaires alors que la Junte au pouvoir impose sa loi.
Le Commander Serge Kovask accompagne une commission sénatoriale d'enquête américaine comme enquêteur. Il connaît bien le Chili, y est déjà venu. Mais il découvre un Santiago complètement transformé, inquiétant.
Les Américains qu'il y rencontre ont tous plus ou moins trempé dans le renversement du gouvernement légal d'Allende. Certains ont même versé d'importantes sommes aux syndicats patronaux pour affaiblir l'économie locale.
D'où vient cet argent qui suit de mystérieuses filières avant de s'entasser dans les coffres de certaines personnalités ?

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— Laissez-moi ici, dit-il au chauffeur.

Après avoir marché durant cinq minutes, il reprit un autre taxi, et se fit conduire dans la rue de Michael Mervin. Il continua ensuite à pied, s’arrêtant devant les vitrines, se rapprochant peu à peu de l’immeuble visé.

Il fut surpris par son aspect vieillot. Sans être délabré, il aurait bien eu besoin d’un ravalement. Il pénétra dans le hall du bas, fit la grimace. Les peintures s’écaillaient, et l’endroit paraissait mal entretenu, sale. Il y avait plusieurs boîtes aux lettres, dont celle de Michael Mervin. Au premier étage.

A ce niveau, une pancarte invitait à entrer sans frapper. Il le fit, et fut surpris de découvrir un secrétariat en pleine activité. Trois filles tapaient à la machine, une quatrième discutait avec un visiteur. Deux autres personnes attendaient leur tour. Il rafla des brochures rédigées en langue anglaise et espagnole, s’assit pour examiner attentivement l’endroit.

Des bribes de conversation lui parvenaient. Celui qui parlait, un Chilien très élégant, s’informait des conditions de reprise du commerce des juke-boxes avec les fabriques américaines, et la préposée lui répondait avec compétence. Kovask chercha désespérément le sujet qu’il pourrait aborder lorsque ce serait son tour.

Lorsque la porte palière s’ouvrit, il releva la tête, la rabaissa aussitôt, et s’arrangea pour que le nouveau venu ne puisse découvrir son visage. Il s’agissait de Juan Palacio, l’un des patrons du syndicat des transporteurs routiers. Il paraissait très au courant de la maison, car il longea les guichets, alla jusqu’à une porte au fond, entra sans frapper. Kovask eut juste le temps d’apercevoir, la silhouette épaisse du Chilien ne lui en permettait pas plus, le visage d’une femme à lunettes, certainement une secrétaire particulière.

A priori, rien de surprenant dans une telle visite. Palacio pouvait avoir des raisons professionnelles de venir chez Michael Mervin. Mais le fait qu’il soit un familier des lieux était autre chose.

Il jugea inutile de s’attarder dans cet endroit. Il replia la documentation sur les activités des différentes Chambres de commerce du Canada et de la côte Ouest des U.S.A., se dirigea vers la porte. Nul ne fit attention à lui lorsqu’il s’esquiva. Dans le couloir, il s’immobilisa, tourna à droite au lieu de reprendre l’escalier, arriva en face d’une porte. Elle devait permettre à Michael Mervin de sortir discrètement de son bureau. Il nota ce détail, et quitta définitivement l’immeuble. Dehors, tombait une petite pluie fine.

CHAPITRE IV

— Vous n’auriez pas dû revenir, señor. Mon mari ne sera pas content. Il a déjà beaucoup de difficultés, et vous allez lui en apporter d’autres.

Dans le taudis mi-planches, mi-adobes, flottait une vapeur qui sentait la pomme de terre. Une grande marmite cuisait sur une vieille cuisinière rouillée, certainement récupérée sur une décharge publique. Groupés autour d’une lampe à pétrole posée sur une petite table, les trois enfants du couple Varegas jouaient aux cartes. Kovask les trouva beaux, malgré leurs vêtements usés et leurs yeux tristes. Maria Varegas était une petite femme malingre, au visage allongé et maigre. Il lui manquait de nombreuses dents, et en parlant, elle mettait toujours la main devant sa bouche, pour cacher ce trou. Ses cheveux ternes glissaient par mèches lorsqu’elle secouait la tête.

— Je sais ce que vous attendez de Jorge, mais il ne dira rien. Parce qu’il a voulu continuer à travailler, les autres l’ont battu, poussé à la grève. Nous avions des dettes, et nous avons tout perdu. Les camions d’abord, puis tout le reste. Mon frère Carlos travaillait avec lui. Il a été fusillé par les soldats. Ils ont arrêté mon mari, mais l’ont relâché au bout de quelques jours.

Kovask prit son paquet de cigarettes, le lui tendit. Elle refusa d’un geste.

— S’il avait fait grève, nous n’en serions pas là. Mais il croyait à l’union populaire. Il continuait de ravitailler les magasins créés par le C.U.T., le syndicat unique des travailleurs. Il n’a même pas été payé. Et puis, ils l’ont agressé. Il ne pouvait plus travailler. Les camions sont tombés en panne, certainement sabotés par les autres transporteurs.

Elle secouait la tête, et une mèche s’obstinait à tomber sur sa joue droite.

— A partir de là, tout est allé très mal. Nous avions toujours eu du ravitaillement, puisque Jorge en transportait. Et puis, d’un coup, plus d’argent, plus rien à manger. Et la vie qui devenait terriblement difficile. Les prix doublaient, triplaient, et on ne trouvait pas grand-chose. Il y avait des gens à l’affût, pour vous racheter vos meubles, votre linge, pour une bouchée de pain. Nous avions construit une petite maison dans la banlieue nord. Il nous a fallu la revendre, ce qui a été tout juste suffisant pour rembourser le prêt. Et nous sommes venus ici.

L’aînée des enfants, une petite fille aux yeux magnifiques, se tourna vers eux comme pour reprocher à sa mère de se laisser aller à des confidences.

— Vous comprenez, señor, pourquoi je vous demande de vous en aller ? Je sais ce que vous voulez, et Jorge a tellement de haine dans le cœur qu’il est troublé par vos propositions. Mais vous attendez tout de lui, et ne lui donnerez rien. Que pouvez-vous pour nous ?

— Vous aider à quitter ce pays, murmura Kovask pas très à l’aise, se demandant s’il pourrait tenir ce genre de promesse.

Elle eut un petit rire :

— Vous mentez mal. Peut-être parce que dans le fond, vous n’êtes pas un mauvais homme. Quitter le Chili maintenant ? Il y a des centaines de milliers de gens qui voudraient en faire autant. Mais les frontières sont fermées, les soldats et les carabiniers patrouillent partout, et principalement dans les poblaciones. Comment avez-vous fait pour passer ? demanda-t-elle méfiante ?

— J’ai pris des précautions, répondit-il.

— Peut-être qu’ils vous ont suivi, et qu’ils attendent tapis dans l’ombre. Même dans ces endroits misérables, il y a des soplones pour dénoncer les autres. C’est tous les jours qu’ils viennent arrêter, perquisitionner. Ils rentrent dans ces taudis, et bouleversent tout. Parfois même la maison est inhabitable, car ils ont crevé les murs et les toits.

— Y a-t-il eu des morts dans le quartier ?

— Non, il n’y en a pas eu. Ce sont les soldats qui le disent, et l’affirment, et si on dit le contraire, on peut être arrêté. Mais le curé a procédé à onze enterrements, et encore, il ne parle que de ceux qui ont voulu passer par son église. Pas des autres.

La porte s’ouvrit, et Jorge Varegas entra. Il ne parut pas surpris de voir Kovask. Sans un mot, il se débarrassa d’un morceau de plastique, qui lui servait d’imperméable, s’approcha de la cuisinière pour tendre ses mains. Ses vêtements mouillés se mirent à fumer. Il devait être grand, mais se tenait un peu courbé. Il avait toujours les yeux mi-fermés, comme pour cacher la flamme intense de son regard. Des rides verticales tranchaient son visage en parts terreuses.

— Tu rentres tard, dit-elle.

— La benne est tombée en panne. Personne n’est venu, et nous sommes revenus à pied. On nous a arrêtés deux fois, et fouillés. Ils empêchent les paisano de venir en ville. Beaucoup s’enfuient des estancias, que les anciens propriétaires veulent reprendre.

Kovask s’approche de lui, pour tendre son paquet de cigarettes. Varegas en prit une, et la fuma avec une sorte d’avidité.

— J’ai réfléchi, dit-il. Je crois que nous n’avons plus rien à perdre maintenant.

— Jorge, cria sa femme, pense aux enfants !

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