Georges-Jean Arnaud - Les fossoyeurs de liberté

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Le Chili dans les jours qui suivent le coup de force des militaires alors que la Junte au pouvoir impose sa loi.
Le Commander Serge Kovask accompagne une commission sénatoriale d'enquête américaine comme enquêteur. Il connaît bien le Chili, y est déjà venu. Mais il découvre un Santiago complètement transformé, inquiétant.
Les Américains qu'il y rencontre ont tous plus ou moins trempé dans le renversement du gouvernement légal d'Allende. Certains ont même versé d'importantes sommes aux syndicats patronaux pour affaiblir l'économie locale.
D'où vient cet argent qui suit de mystérieuses filières avant de s'entasser dans les coffres de certaines personnalités ?

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— Champagne, électrophone et lumière tamisée dans votre chambre par exemple ?

— Ou dans la vôtre, fit-il sur le même ton.

Elle parut rester rêveuse :

— Pourquoi pas. Mais j’aime bien m’endormir avant minuit.

— J’essaierai d’être ici.

Dans le hall de l’hôtel un officier de marine, un capitaine de vaisseau, équivalence de son grade de commander, s’approcha de lui, et lui demanda s’il était bien le Commander Serge Kovask.

— Bien sûr. Vous m’attendiez ?

— L’amiral José Coruna désirerait vous rencontrer. J’ai une voiture devant la porte.

Kovask resta interdit durant quelques secondes. Coruna était le patron des services secrets de la Marine chilienne, un homme réputé pour sa férocité, et son extrémisme fascisant.

— Tout de suite ? s’étonna-t-il. Mais c’est un enlèvement.

Le capitaine de vaisseau resta de marbre. Ils étaient les maîtres du pays, et l’affirmaient avec autorité. D’ailleurs, il ne s’était même pas présenté. Kovask faillit répondre qu’il ne pouvait le suivre, et proposer une autre heure, mais il ne pouvait compliquer la situation.

— Je suis donc forcé de venir.

Dehors, il monta dans la Mercedes noire, qu’un marin pilotait. Un autre, en tenue de combat, tenait la portière ouverte. Sa main droite ne quittait pas la détente de sa mitraillette.

Le court trajet fut silencieux jusqu’au ministère de la Marine. Kovask se contenait à grand-peine, et il dut faire appel à tout son sang-froid dans l’ascenseur.

Ils traversèrent un bureau où travaillaient des marins en uniforme, puis le capitaine de vaisseau heurta du doigt une double porte, l’ouvrit, s’effaça.

— Entrez, señor Commander.

Kovask reconnut de suite le visage de fanatique de l’amiral Coruna, son profil d’aigle, sa petite moustache, son regard illuminé. Un sourire sans chaleur entrouvrit des lèvres parcheminées, sur de petites dents blanches.

— Commander Kovask, je suis heureux de vous rencontrer. Dès que j’ai su que vous faisiez partie de la commission sénatoriale d’enquête de votre pays, j’ai eu hâte de vous connaître.

Il lui désigna une chaise :

— Vous êtes déjà venu dans ce pays ?

— En effet, dit Kovask. C’était en 1969.

— Oui, je me souviens. Il y avait eu collaboration entre nos services. D’ailleurs, il y a toujours eu une grande entente entre la Navy et notre marine.

— Il devait même y avoir des manœuvres début septembre, dit tranquillement Kovask. Des navires de nos deux pays devaient y participer.

Allende avait cru se débarrasser de sa marine, mais celle-ci, désobéissant aux ordres, était revenu à Valparaiso quelques heures plus tard, et ce retour avait marqué le début du putsch. Coruna garda tout son calme malgré cette allusion.

— Je souhaite que cette entente continue, dit-il. Elle a été nouée à de très hauts niveaux. Il ne faudrait pas qu’elle soit détruite par des initiatives personnelles.

Kovask gardait un visage glacé.

— Nous avons toléré que des sénateurs étrangers viennent dans notre pays pour y interroger leurs ressortissants, et éventuellement quelques Chiliens. Tout doit se passer dans les meilleures conditions, et il ne faudrait pas que cette sérénité soit gâchée par quelques incidents déplaisants.

— Vous craignez quelque attentat ? dit sèchement Kovask. De l’ordre de celui dont parle El Mercurio aujourd’hui ?

L’amiral Coruna s’immobilisa, comme frappé en plein visage. Il mit quelques secondes à se ressaisir :

— Oh ! ces attentats sont le fait d’irresponsables. Je veux parler d’autre chose. Je voudrais, Commander, que vous ne tentiez pas d’outrepasser les limites de votre mission.

Kovask se leva lentement :

— Vous serait-il possible de me faire parvenir vos recommandations par la voie hiérarchique ? Je ne reçois d’ordre que de mon chef, le Commodore Gary Rice, qui a provisoirement délégué ses pouvoirs au président de la commission, le sénateur John Holden.

Il y eut un silence et Coruna revint derrière son lourd bureau de style colonial.

— Vous ne me comprenez pas, Commander. Je ne cherche nullement à vous mettre des bâtons dans les roues. Je sais que vous bénéficiez d’une immunité diplomatique, et je n’aurais garde de l’oublier, mais je vous demande d’être prudent. Les esprits sont terriblement échauffés, et s’il devait vous arriver quelque chose, songez que les rapports entre nos deux pays s’en trouveraient ternis.

La menace était directe et franche. Coruna souriait, avec un air de loup affamé.

— Je vous remercie, dit Kovask. Notre but est de rechercher la vérité. Il y a de grandes chances pour que celle-ci, quelle qu’elle soit, ne finisse par jaillir un jour ou l’autre.

— Nous le souhaitons avec vous, Commander.

Kovask s’inclina, mais d’un geste, l’amiral lui fit signe d’attendre un instant. Il prit un papier sur la table, et fit semblant de le lire avec attention.

— Vous êtes accompagné d’une certaine señora Pepini ? Francesca Pepini ?

— C’est exact, dit Kovask secrètement inquiet. Madame Pepini est ma secrétaire. C’est une vieille dame inoffensive. Etant donné mes fonctions habituelles, j’ai cru bon de m’adjoindre une personne de ce genre.

Coruna hocha la tête :

— Inoffensive, vraiment ? Savez-vous où elle se trouve en ce moment ?

— Mais à son hôtel, très certainement. Elle prépare des dossiers, fait quelques visites et promenades dans la ville.

— Oui. Est-ce qu’elle sait conduire ?

Kovask fronça les sourcils :

— Mais oui.

— On l’a vue au volant d’une Volkswagen ce matin. Il n’y a pas une demi-heure d’ailleurs.

— Elle a dû la louer.

Coruna eut un sourire sardonique :

— Hélas non ! Ou bien elle a été la victime de gens malhonnêtes, car cette voiture a été volée à la femme du recteur de l’université catholique. Et, en ce moment, la loi martiale est stricte. Toute personne trouvée au volant d’un véhicule volé est immédiatement fusillée.

Sentant son cœur battre plus vite, Kovask se demanda si cet être démoniaque ne lui destinait pas quelque coup horrible.

— La señora Pepini est assez naïve… Peut-être a-t-elle été abusée ?

— Je l’espère pour elle. Mais ne vous inquiétez pas. J’ai donné des ordres pour qu’on la prévienne du danger qu’elle coure. J’espère qu’ils arriveront à temps.

Kovask s’incline :

— Je vous remercie, dit-il une injure au bord des lèvres. Dès que je la reverrai, je la mettrai en garde contre ce genre d’imprudence.

— Eh bien, au revoir, Commander. Je vous souhaite un séjour très agréable dans notre capitale. La vie reprend rapidement un cours paisible, et d’ici quelque temps, il n’y aura même plus de couvre-feu. Les endroits où l’on s’amuse rouvriront, du moins les plus convenables, et vous pourrez constater que le Santiago by night ne manque pas de charme.

Le même capitaine de vaisseau, toujours aussi glacé, le reconduisit à son hôtel. Il eut envie de signaler l’incident au sénateur, mais il y renonça. Il avait été mis en garde, et cela le regardait seul. Il commanda un taxi, et se fit conduire à l’hôtel de la Mamma. On lui apprit que, sortie depuis le matin, elle n’avait pas encore reparu.

Il demanda à son chauffeur de passer devant la boutique de Lascos, et vit que le rideau de fer de cette dernière était baissé. Il n’en comprenait que trop facilement la raison. Impressionné par la mort d’Heinrich, Lascos avait accepté de se confier aux mains de la Mamma. Dieu seul savait où ils se trouvaient actuellement.

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