Il haussa les épaules :
— Laissons cela. J’ai eu des renseignements sur Decker. En fait, il n’est pas conseiller économique en titre, depuis que l’autre a été renvoyé au pays du temps d’Allende. Celui-là fait l’intérim, mais a été imposé par Langley très certainement. Donc, jusqu’ici, rien n’accroche. Je lui ferai parvenir ma convocation demain, pour après-demain. Vous êtes allé là-bas ?
— Oui. Grande propriété, cernée par un grillage épais. J’ai vu un Dodge portant les insignes des carabiniers. Deux hommes l’ont lavé, et ils ont tout effacé.
— Hum, pas mal, reconnut Holden.
— Il y a au moins dix hommes en permanence là-bas. La propriété jouit du droit d’exterritorialité. Je ne sais pourquoi. Il y a même une piste pour hélicoptère.
— Oui, c’est intéressant. Pour en revenir à cet Alan Decker, il a séjourné longtemps à Panama. J’ai pu avoir Washington par téléphone spécial, et c’est mon pool qui m’a renseigné. Ils ont des fiches sur tout le monde, ce qui est nécessaire. Depuis le temps que je dirige des commissions d’enquête… Mais pas moyen de savoir si ce type appartient à la C.I.A. C’est comme pour Mervin. Langley prend des précautions depuis quelque temps. Il y a eu tellement d’histoires cafouilleuses. Mais cette nouvelle génération d’agents est vraiment dangereuse, car ils ressemblent à des technocrates, et sont aussi froids et efficaces. Inhumains pour tout dire. La plupart sont gagnés par des idées extrémistes, sans même s’en rendre compte. Vous leur diriez qu’ils se comportent comme des fascistes, qu’ils vous traiteraient de gamin. Il faut dire que ce mot a été mis à toutes les sauces depuis quelques années. Mais c’est cela. Leur seul but est de réussir, en écrasant le maximum de pieds, et quand je dis ça, c’est un euphémisme, car il leur arrive au besoin de torturer de façon scientifique les gens qui leur font obstacle. Mais ils se conduisent comme n’importe quel jeune cadre qui tend des pièges à un supérieur immédiat, pour lui faucher son poste. Rien de plus. Le malheur, c’est qu’ils ont la responsabilité de l’avenir du pays. On est allé trop loin, et lorsque vous protestez, on insinue que vous n’êtes plus de votre temps, et qu’un sénateur moins âgé pourrait très bien vous remplacer opportunément.
— Quand allez-vous prévenir vos confrères de leur escapade nocturne ?
Il éclata de rire :
— Vendredi seulement. Mais comment allons-nous agir ?
— Je vais y réfléchir, dit Kovask, et nous en reparlerons demain. Vous devriez vous arrêter. Il est tard.
— Merci, Commander. D’ailleurs, je suis un peu écœuré par ce que j’ai entendu. Ces gens médiocres, qui pensent et agissent avec tant de haine… Ils ont glacé quelque chose en moi.
Kovask dîna avec Marina, et l’emmena danser, mais, rapidement, elle remarqua son peu d’allant.
— Fatigué ?
— Oui, un peu.
— On va boire un verre au bar, et on va se coucher ?
— Ensemble ?
— Le repos du guerrier, hein ? Je devrais m’offusquer. Vous me considérez vraiment comme une insignifiante personne.
Il songeait à Luisna, que peut-être il n’aurait pas l’occasion de prendre dans ses bras. Marina n’était pas désagréable, mais même dans l’amour, restait fonctionnelle.
— Vous avez un air rêveur qui vous va très bien, murmura-t-elle. D’habitude, vous ne vous laissez pas tellement aller.
— Allons boire ce verre, dit-il, en lui prenant la main, et en l’entraînant jusqu’au bar.
Assise sur le tabouret voisin, elle appuya son genou contre le sien.
— Beaucoup de gibier dans votre besace ?
— Ça peut aller, fit-il brièvement.
— Pas bavard. Serez-vous plus prolixe tout à l’heure ?
Il sourit.
— A moins que vous aussi, vous n’ayez besoin de films érotiques pour vous donner des idées ?
Kovask souriait toujours. Marina plongea ses lèvres dans son verre :
— Vous me trouvez bien dévergondée ?
— Non, pas du tout.
— Ces gens, ce travail enfermé m’énervent en diable, dit-elle, comme pour s’excuser. Je suis habituée à plus d’activité, lorsque mon patron est à Washington. Et puis, ces gens qui attendent leur tour plus ou moins fébrilement, me dépriment.
— Vous n’aimeriez pas être à leur place, hein ?
— Grands dieux, pourquoi ? Je me demande d’ailleurs ce qu’ils peuvent bien répondre aux questions du sénateur. La plupart sont de braves gens, qui n’ont rien à se reprocher.
— Le sénateur Holden n’en est pas aussi certain que vous, savez-vous ?
Elle haussa ses jolies épaules.
— Oh ! il philosophe beaucoup en ce moment, et aurait tendance à se poser trop de questions.
— Vous le jugez trop vieux ? demanda-t-il perfide.
Marina hésita, le regarda avec surprise, puis secoua la tête en riant.
— Pas du tout. Mais que nous sommes graves soudain. Je me demande, si ce soir, j’arriverai à vous dérider.
— Vous avez raison, dit-il brusquement. Je crois que je ferai un piètre compagnon, et je préfère aller me coucher.
Vers minuit, Cesca Pepini se réveilla, la bouche sèche, et le nez bouché. Depuis la veille, elle couvait un rhume, peut-être contracté en soignant Luisna Palaz. Elle quitta son lit, sa chambre, pour aller boire un verre d’eau à la cuisine. Elle revint aussitôt après, et se glissa entre ses draps, mais ne pouvant retrouver le sommeil. Une demi-heure plus tard, elle ne dormait pas encore, lorsqu’elle entendit le bruit de plusieurs moteurs. C’était plutôt rare dans ce quartier neuf, encore peu fréquenté, et elle se leva pour regarder à travers les persiennes. Elle aperçut la silhouette de plusieurs command-cars, et réalisa tout de suite que la police ou l’armée venaient pour les arrêter. En un éclair, elle enfila son tailleur, pensa avoir le temps de prévenir Luisna et Lascos, mais il était trop tard. La porte d’entrée était défoncée, sans que la sonnette n’ait retenti. On voulait vraiment les surprendre au lit, et l’opération était sur le point de réussir.
La Mamma fonça vers sa fenêtre, ouvrit les volets. Il n’y avait qu’un mètre pour rejoindre le sol. Elle retourna chercher son sac, y fourra sa main, et à tout hasard, prit sa bombe lacrymogène de poche. A peine posait-elle le pied sur le gravier du jardin, qu’un homme en uniforme se présenta :
— Halte, ne bougez plus !
Il braquait sur elle sa mitraillette, mais sans hésiter, elle jeta sa main en avant, et le jet de gaz lacrymogène l’atteignit en plein dans les yeux. Il jura atrocement, mais ne tira pas. Elle se mit à courir. Par chance, la clôture de la petite villa n’était pas construite de ce côté-là, et bientôt elle fut dans le terrain vague du lotissement, galopant maladroitement dans les fondrières, trébuchant souvent, mais animée d’une farouche volonté. Lorsqu’elle atteignit les premiers arbres, elle s’arrêta pour reprendre souffle, et regarder derrière. Elle apercevait une lumière dans la villa, mais n’entendait absolument rien. Même pas le bruit de ses poursuivants, et elle finit par conclure, que nul n’avait essayé de la rattraper.
Intriguée, elle s’assit sur un tumulus, et essaya de comprendre ce qui se passait exactement. Peu après, il y eut des bruits de moteurs, et les véhicules descendirent vers la ville. Certainement un simulacre, pensa-t-elle, et elle s’installa plus confortablement, dans la nuit très fraîche.
Une heure s’écoula ainsi, et il lui était impossible de rester là. Elle suivit une sorte de sentier, qui lui permit de regagner la route du lotissement bien plus haut. Elle se rapprocha de la villa par courtes progressions, puis s’embusqua dans le terrain, juste en face de la maison, jusqu’à ce qu’elle ait la quasi-certitude que celle-ci était vide. Alors, elle prit son petit automatique dans son sac, l’arma, et le gardant au poing, traversa la route, trouva la grille ouverte, ainsi que la porte d’entrée.
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