— Vous êtes odieux, lança Lascos… Vous ne voulez pas la sauver…
— Si, je le ferai. Mais pour elle, pas pour vous.
Il quitta la cuisine, vit les deux femmes dans le hall.
— Tu t’en vas déjà ? demanda Luisna déçue.
— Je dois regagnez Santiago. Cesca, veillez sur Lascos. Il ne faut pas qu’il bouge d’ici.
— Ça a marché alors ?
— Oui, mais il peut le regretter dans l’heure qui suit, et je ne veux pas que cette nouvelle piste m’échappe.
Luisna le raccompagna jusqu’à la voiture :
— Quand reviendras-tu ?
A peine venait-il de pénétrer dans sa chambre, que le téléphone sonna. A l’autre bout, Marina Samson s’annonça, la voix bizarre.
— Le sénateur Holden veut vous voir tout de suite. Que lui avez-vous fait ? Il a l’air mécontent.
— J’arrive tout de suite.
Il descendit au rez-de-chaussée, pénétra dans les salons réservés à la commission. Il n’y avait plus que la brune secrétaire particulière dans la pièce.
— Le sénateur reçoit une dernière personne, et ensuite vous pourrez entrer.
— Que se passe-t-il ?
Elle prit un air embarrassé, regarda la porte qui la séparait de son patron avec appréhension.
— Il s’agit de cette fille, Blanca Lascos.
— Oui. Et alors ?
— Le ministre de l’Intérieur a fait faire des recherches. Elle ne figure sur aucune liste d’arrestations.
— Ça ne prouve rien, dit Kovask très sur de lui. Certains prisonniers sont enfermés dans les entrailles du stade Chile ou du Stade national, sans qu’on n’en sache rien.
— Le sénateur vous expliquera.
La porte s’ouvrait, et Holden raccompagnait un dernier visiteur visiblement soulagé.
— Entrez ! aboya-t-il à l’adresse du Commander.
Sans attendre, il retourna à son bureau. La pièce était remplie de fumée.
— Ouvrez-moi une fenêtre, s’il vous plaît.
— C’est pour cela que vous m’avez convoqué ?
— Ne faites pas de la susceptibilité. Blanca Lascos n’a pas été arrêtée, comme vous le prétendiez.
— C’est le ministre lui-même qui l’affirme ?
— Oui. Et il m’a laissé entendre que s’il mettait la main sur elle, il ne la relâcherait pas.
— Ils l’ont fait disparaître, un point c’est tout.
— Non. Il n’y a pas eu d’opération policière dans la région que vous m’avez indiquée. Ni ce soir-là, ni depuis huit jours. Pas plus de la part des carabiniers, que de l’armée. Je n’ai aucune raison de mettre sa parole en doute. Il m’a proposé de visiter les deux stades, et les vapeurs en rade de Valparaiso où sont enfermés les suspects.
Kovask fronça les sourcils.
— Curieux. Il faut croire que cette fille est d’une importance capitale. Pourtant, ma collaboratrice a assisté à son arrestation avec déploiement de forces.
— Elle n’a pas eu la berlue ?
— Non, pas du tout. Je ne doute pas plus d’elle, que vous du ministre de l’Intérieur chilien.
Un sourire défit les lèvres boudeuses du sénateur :
— Bon. Soit. Que penser ?
— Que les Chiliens vous cachent son arrestation.
— Ce n’est quand même pas un personnage sensationnel. Le ministre m’a dit que, selon son dossier, elle en prendrait pour dix ans. Comme tous ceux qui ont gravité autour du M.I.R. Les autres sont exécutés. Donc, malgré la sévérité de la peine encourue, ce n’était qu’une sympathisante.
— Dans ce cas, dit Kovask, il faut admettre qu’il existe une force de répression parallèle dans ce pays. Qui utilise des command-cars. des Jeeps, et des uniformes des carabiniers.
Holden tendit la main vers sa boîte de cigares, mais se souvenant que l’heure du déjeuner était sonnée, il préféra s’abstenir.
— Et qui dirigerait cette force ?
— Pourquoi pas la C.I.A. ?
— Bigre… Comment vous y allez !
— Souvenez-vous des informations publiées par la presse. Que des gorilles boliviens, brésiliens et uruguayens, sont arrivés dans ce pays depuis le coup d’Etat pour mettre en pratique les méthodes éprouvées, qui leur ont été inculquées dans les écoles du Southern Command au Panama. Je cite de mémoire. Vous savez comment ça se passe ? Tous les sous-officiers et officiers catholiques, qui sont passés dans ces diverses écoles éparpillées le long du canal de Panama, se sont juré aide et solidarité. Dès que la Junte a été au pouvoir, ils sont accourus. Certains opèrent dans les stades, les camps et les prisons, mais d’autres se sont peut-être mis au service de Mervin.
— Possible, admit Holden. Ecoutez, mon vieux, venez avec moi déjeuner. Je meurs de faim. Nous pourrons continuer à discuter.
— D’autant, que j’ai des nouvelles étranges à vous apprendre.
Dans l’antichambre, Holden présenta la jeune femme avec ironie :
— Voici une demoiselle qui ne mange jamais à midi pour conserver la ligne. Je vous avais tendu un piège, Kovask. Vous avez accepté parce que vous pensiez qu’elle serait à notre table, et que vous n’auriez pas à supporter un vieux birbe comme moi.
— Pas du tout, protesta le Commander amusé.
Marina, elle, paraissait furieuse. Peut-être regrettait-elle d’observer trop strictement son régime.
— A tout à l’heure, belle enfant. Nous allons absorber quelques maxicalories.
Le menu composé avec soin, Holden porta son cocktail à sa bouche.
— Je suis un vieux traditionaliste, et rien ne vaut un vermouth dry pour moi, avec un peu de gin, une olive et un zeste d’orange. Je vous laisse volontiers votre whisky. Alors, ces nouvelles ?
— Avez-vous déjà convoqué un certain Alan Decker ?
— Le conseiller économique de l’ambassade ? Non, pas encore. Vous croyez qu’il a quelque chose à se reprocher ?
Mi-sceptique, mi-intéressé, il écouta le récit que Kovask tenait du petit épicier.
— Une maison bourrée d’armes ? Appartenant à un diplomate ? Avec la complicité de Mervin ? C’est quoi ? Un feuilleton T.V., ou de la provocation ?
Kovask ne répondit pas, à cause du maître d’hôtel qui approchait avec les serveurs. On déposa dans leur assiette un feuilleté de fruits de mer, recouvert d’une sauce onctueuse. Holden commença de manger avec appétit, savoura ensuite son vin d’Alsace.
— Avouez que vous avez des doutes.
— Je ne sais pas, dit Kovask. Il faut que j’aille voir là-bas.
— Et si vous êtes pris en flagrant délit ?
— Je vais tâter le terrain. Ou la maison est paisible, sans précautions particulières de surveillance, ou bien elle est truffée de gardes, et je n’insisterai pas.
— Qu’attendez-vous de moi ? Que je me présente à la porte de cette propriété pour la visiter ?
Le Commander se frotta le menton.
— Pourquoi pas ?
— Vous êtes fou ou quoi ?
— Demandez à Decker s’il ne veut pas vous la louer. Dites que vous avez besoin de passer le week-end au calme, pour méditer et réfléchir sur votre mission.
Holden se mit à rire, sans bruit, mais en secouant son corps puissant.
— Et une fois là-bas, je fais un caprice, et j’insiste pour voir si la cave est bien fournie en crus des meilleures années ?
— Pourquoi pas ? dit froidement Kovask.
Interdit, le sénateur avala le contenu de son verre, parut se renfrogner, mais n’en perdit pas l’appétit pour autant. Peu à peu, il se calma, et regarda Kovask d’un air songeur :
— Vous voulez les paniquer ?
— Exactement. Convoquez Alan Decker pour vendredi, et demandez-lui carrément son hospitalité. Laissez-lui même entendre que vous ne l’avez convoqué que pour cela. Vous avez entendu dire qu’il avait une maison merveilleuse, et vous avez besoin de repos. Il ne pourra pas refuser. Il sera coincé. Il devra déménager les armes dans la nuit, si vous lui dites que vous arriverez le samedi matin.
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