L’autre releva vivement la tête, inquiet.
— Peut-être aux U.S.A. ?
— C’est-à-dire… J’ai fait certains placements dans votre pays en effet.
— Importants ? fit négligemment Kovask.
— Assez, oui… Mais pourquoi ?
— La Junte voudrait faire geler certains avoirs par notre gouvernement… Pour lutter contre les opposants réfugiés à l’étranger… Il ne faudra pas que cela vous arrive. Mais il y a peut-être un moyen de l’éviter.
— C’est que j’ai cent mille dollars là-bas, souffla Lascos avec une grimace.
Kovask hocha la tête :
— C’est quand même une somme qui vous permettrait de bien repartir, si vous choisissez notre pays… Vous aurez aussi besoin d’appuis, pour obtenir un permis de séjour. Alors, pourquoi ne pas jouer franc jeu avec nous ?
Les yeux noirs se troublèrent, et Lascos cilla à plusieurs reprises.
— Je ne comprends pas.
— Mais si. Vous ne nous avez pas tout dit sur vos activités, vos relations. Je suis sûr que vous avez conservé le plus gros morceau pour vous. Afin de voir venir. Peut-être que vous pensiez même négocier ces renseignements, une fois à l’abri ?
— Oh ! vous vous trompez. J’ai dit tout ce que je savais sur mes activités à l’Union régionale des commerçants… La description de cette fille qui est morte… Le nom de Mervin sur mes livres.
Kovask ne répondit pas, alluma paisiblement une cigarette sans le quitter du regard.
— Je vous jure que vous vous trompez.
— Voyez-vous, Lascos, il m’aurait été désagréable d’utiliser votre fille comme monnaie d’échange. Au contraire, je ferai tout ce que je pourrai pour la sortir des griffes des militaires. Mais pour les cent mille dollars, ne comptez pas sur la même indulgence. Au contraire, si vous me laissez dans l’ignorance, je m’efforcerai de vous créer des difficultés telles que vous mettrez des années pour rentrer dans vos fonds. C’est bien compris ?
Stupéfait du ton employé, Lascos resta immobile, figé. Ce fut Kovask qui se leva, pour couper le feu sous les cholgas qui commençaient à griller, faute de jus.
— Vous m’avez compris ?
— Vous vous trompez señor, je ne sais rien d’autre, fit tristement Lascos, et j’en suis désolé.
— Vous prenez votre ton d’épicier du temps où, avec l’arrière-boutique pleine à craquer, vous vous excusiez de n’avoir rien à vendre au prix normal. Mais là, il s’agit de cent mille dollars, ne l’oubliez pas. Allez, videz votre sac. Je vais même plus loin, Lascos. Si vous persistez dans cette attitude, je vous rejette à la rue, comme un malpropre. Les carabiniers auront vite fait de vous retrouver. Ou les hommes de la C.I.A. Ce qui ne m’empêchera pas d’essayer de sauver votre fille, qui est beaucoup plus estimable que vous.
Lascos le suivit d’un regard flou. Kovask cessa d’aller et venir, s’assit à nouveau en face de lui :
— De quoi s’agit-il ?
— Señor, gémit Lascos.
— Vite. Je dois rentrer à Santiago.
— C’est grave, señor… Je sais que la vie de ma fille est suspendue à ce secret. Ils n’hésiteront pas. Votre sénateur ne pourra rien faire pour elle, car ils vont la garder en otage. Mervin y veillera personnellement, dès qu’il apprendra son arrestation. Et il doit déjà être au courant.
— Vous connaissiez Mervin ? s’étonna Kovask.
— Oui. Je n’ai donné son nom qu’à contrecœur, et avec précautions. Mais je l’ai rencontré à plusieurs reprises.
— Dans quelles circonstances ?
— Un mois avant le putsch. Nous avons été une vingtaine de responsables de l’économie chilienne réunis dans une propriété, au nord de Santiago, dans la banlieue d’Aconcagua.
— Des noms, je vous prie.
— Il y avait Heinrich, oui, celui qui a sauté… Corres, le patron des bouchers, Palacio…
— Celui des transporteurs ?
— Beaucoup d’autres. Je peux vous en établir une liste. Mais, ce n’est pas le plus important. Mervin nous a parlé. Il nous a dit, que le régime Allende approchait de sa fin, mais qu’il faudrait le renverser, et empêcher les masses populaires de réagir. A cette époque-là. Mervin avait l’air de douter des militaires. Il pensait que jamais ils n’oseraient aller jusqu’au bout, que bien des officiers resteraient fidèles. Il fallait que nous soyons vigilants, et il comptait sur nous.
— De quel droit ?
— Parce que nous avions touché des fonds, et il nous l’a rappelé cyniquement. Par la suite, les événements ont tourné différemment, mais tout était basé sur une insurrection des quartiers centraux. Nous devions recevoir des armes, des munitions. A cette époque, on ignoraitque les carabiniers abandonneraient si vite Allende. Ils devaient être nos premières victimes.
— Bigre. Et vous avez accepté ?
— Sans enthousiasme, oui. Mais nous l’avons fait.
— On vous à livré des armes ?
— Non. Le 11 septembre est arrivé, et a surpris tout le monde. Je crois même, que Mervin a été pris de court. Mais, je les ai vues dans le sous-sol de cette grande maison de campagne. Des milliers d’armes.
— Et à qui appartient cette propriété, à un Chilien, je suppose ?
— Non. A un Américain.
Kovask réprima une joie féroce :
— Mervin ?
— Non. A un certain Alan Decker.
— Que fait-il ?
— Il travaille à l’ambassade. Comme conseiller économique.
C’était trop beau, et Kovask se montra soupçonneux :
— Comment le savez-vous ?
— Je me suis renseigné. J’ai des amis dans le coin. Pour nous rendre dans cette propriété, ils nous ont regroupés à Vina del Mar, sous prétexte d’un banquet offert par Mervin, au nom des Chambres de commerce. Il y avait un car qui attendait devant la porte du restaurant. De là, nous sommes partis à la nuit tombée. Mais je connais bien la région d’Aconcagua, puisque ma femme est de là-bas. Je me suis repéré aisément, et par la suite, j’ai téléphoné à des amis, pour avoir confirmation de l’endroit exact où nous avions été réunis.
— Quelles étaient ces armes ?
— Des mitraillettes, des grenades à main, des mitrailleuses légères, et des mines pour les automitrailleuses des carabiniers. Toutes ces armes provenaient de Panama. Il y avait des caisses qui portaient des inscriptions. D’ailleurs, Mervin n’avait aucune crainte. Il pensait que nul ne viendrait fouiller la propriété d’un homme jouissant de l’immunité diplomatique.
— Vous pensez que ces armes y son toujours ?
— Certainement. Voyez-vous, Mervin a dû ensuite se mettre d’accord avec les généraux, et il est possible que ceux-ci aient déconseillé d’armer des gens comme moi.
— Les représentants de la classe moyenne, ricana Kovask.
— C’est ça… Tiens, j’oubliais de vous dire qu’il y avait aussi un médecin, représentant un club médical, un dentiste, des fonctionnaires, et même un curé.
— Et puis, que s’est-il passé ?
— On nous a ramenés à Vina del Mar, où nous avons retrouvé nos voitures.
— A qui deviez-vous distribuer ces armes ?
— A des amis sûrs.
Kovask se leva pour regarder par la fenêtre. Luisna venait d’arriver en voiture, et discutait avec la Mamma, en désignant ses massifs de fleurs.
— Dites-moi comment parvenir à cette propriété.
— C’est facile, car elle est sur la route qui conduit à la frontière. Dans un vallon perdu. On l’appelle Las Madrés. Je ne sais pourquoi. Vous trouverez facilement.
Puis il se mit à sangloter, la tête entre ses mains.
— Comment ai-je pu ?… Je viens de condamner ma petite fille… Je suis un misérable.
— Et de sauver cent mille dollars, dit Kovask sèchement. Ne jouez pas les Tartuffe. Votre fille, vous vous moquez de son sort dans le fond de vous-même.
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