— Seul, ou avec le reste de la commission sénatoriale ?
— Pourquoi pas ?
— Et vous pensez nous faire intervenir de nuit ? Comme des douaniers ou des flics ? C’est insensé. Ecoutez, Kovask. La moyenne d’âge est de soixante ans, chez nous, et il y a belle lurette que nous ne courons plus l’aventure au clair de lune. De plus, nous sommes tous des gens honorables, et vous nous voyez faire le guet, sauter au collet des chauffeurs, pour exiger de fouiller les caisses ? Et si nous faisons chou blanc ? Quelle catastrophe ! Quel scandale ! Nous n’aurions plus qu’à faire nos bagages et à rentrer à Washington. Et, là-bas, on nous recevra comment ? De quoi perdre nos sièges aux prochaines élections.
Le maître d’hôtel approchait à nouveau avec le carré d’agneau, et ils se turent. Mais lorsqu’ils furent seuls, Kovask mangea en silence, et Holden finit par exploser :
— Dites-le, que vous me prenez pour un froussard, pour un type qui a peur de se mouiller ?
— L’ai-je dit, sénateur ? s’offusqua le Commander.
— Non, mais je lis très bien dans votre regard couleur de mer. Il y a un fond de tempête dans ce regard. Vous vous dites que jamais vous n’auriez dû accepter d’accompagner un vieux con qui dirige une commission composée d’autres vieux cons, qu’on ne peut rien espérer de vieux bien confortablement installés dans la vie. Que les peuples peuvent être enchaînés, que la C.I.A. peut triompher, nous resterons immuables dans notre auto satisfaction.
On les regardait discrètement, tant le vieil homme paraissait en colère. Le serveur s’approcha opportunément pour remplir les verres d’un bordeaux irréprochable, et Holden s’apaisa.
— Bon, dit-il plus tard, je vais étudier ça. Mais arrangez-vous pour que nous ne fassions pas chou blanc.
— J’y veillerai, dit Kovask.
— Et pour la fille de Lascos ?
— Je ne sais pas. Il n’y a que Mervin qui peut nous renseigner. Mais, par Decker, nous pouvons le coincer. Vous m’excuserez de ne pas attendre le dessert, mais il faut que je file.
Holden hocha la tête :
— Soyez prudent. Ciprelle Erwing a été liquidée sans pitié. Souvenez-vous-en.
— Merci.
Vers 14 heures, il arrivait dans le centre d’Aconcagua, repartait en direction de la frontière. Il fut arrêté par un barrage. Le sous-officier des carabiniers examina son passeport, son sauf-conduit, et lui demanda où il se rendait.
— Chez un ami, Alan Decker, un diplomate qui possède une propriété dans le coin.
— Je connais, dit le sergent. Je vous le demande, car nul n’est autorisé à aller beaucoup plus loin sur cette route, qui se dirige vers la frontière. Le señor Decker vient souvent dans sa propriété. Depuis les événements, il y a accueilli beaucoup d’amis, qui ne voulaient pas rester à Santiago. Je le sais, car le gardien-chef vient tous les jours en ville, faire des provisions.
— Il y a beaucoup de monde là-haut ?
— Au moins une dizaine de personnes, dit le carabinier. Un groupe révolutionnaire avait tenté de s’en emparer le 12 septembre, mais ils n’ont pas insisté. Les amis du señor Decker sont de bons tireurs.
— Ils se sont défendus ?
— Bien sûr. La propriété bénéficie de l’extra-territorialité. Il y a même une plate-forme pour les hélicoptères légers.
Kovask le remercia et poursuivit sa route. Sans le vouloir, il venait d’obtenir des renseignements précieux. Il repéra vite l’entrée de la propriété, deux piliers soutenant une chaîne. Un Chilien avec un vague uniforme de garde-chasse veillait tout près. Il continua, remarqua le haut grillage qui courait sur des kilomètres, désespéra de trouver une issue. Il dut abandonner sa voiture dans une zone boisée, et grimper en haut d’une colline, pour découvrir les bâtiments.
L’habitation principale, de style colonial, était très belle avec ses colonnades, ses patios intérieurs. Mais, plus loin, d’autres bâtiments attirèrent son regard. Grâce à ses jumelles, il les détailla, estima qu’il s’agissait de garages. Sur le sol, il nota des traces de pneus assez curieuses. Aucune voiture n’avait pu les laisser, et il ne pouvait s’agir que de camions.
Son cœur battit plus rapidement, lorsqu’il supposa qu’elles pouvaient venir de command-cars ou de Jeeps. Est-ce que la police parallèle qui avait procédé à l’arrestation de Blanca Lascos provenait de Las Madrés ?
Il s’arma de patience et, caché par les arbres, attendit longtemps. Il aperçut des silhouettes, reprit ses jumelles. Des hommes allaient et venaient apparemment désœuvrés. L’endroit paraissait paisible. Assez loin derrière la résidence s’étendaient des champs et des prés, mais il découvrit qu’un grillage élevé isolait cette partie de la propriété des bâtiments principaux. Des ouvriers agricoles travaillaient dans ces étendues, et il nota la présence de plusieurs tracteurs.
Vers le soir, alors qu’il allait renoncer, un command-car sortit soudain d’un des garages, et grâce à ses jumelles, il put parfaitement distinguer l’insigne des carabiniers peint sur l’une des portières. Le Dodge se dirigea vers une aire de lavage, et deux hommes en treillis le nettoyèrent soigneusement. L’un d’eux avec une brosse fit même disparaître l’insigne peint avec un produit facile à enlever. Puis, l’engin regagna son abri. C’était suffisant pour Kovask.
Redescendu de sa colline, il regagna Aconcagua par une autre route, où il ne trouva aucun barrage. Lorsqu’il atteignit Santiago la nuit était tombée depuis longtemps, mais le sénateur Holden travaillait dans son bureau, recevait encore des citoyens américains habitant le Chili. Dans l’antichambre, l’ambiance était morne, et les trois personnes qui attendaient paraissaient se morfondre.
— Je vous envie, dit Marina. Vous vous baladez, tandis que je suis bloquée ici. J’aimerais bien connaître les environs.
— Vous croyez que l’époque est bien choisie, pour faire du tourisme ? fit-il un peu agacé.
Elle haussa les épaules :
— Oh ! moi, la politique… Vous sortez ce soir ?
— Je ne crois pas.
— Nous allons danser ?
— Pourquoi pas ?
Holden le vit lorsqu’il ouvrit sa porte, lui fit signe d’attendre. D’ailleurs, il liquida les trois personnes en un temps record. Puis, il invita Kovask à rentrer.
— Ouf, quel métier ! C’est curieux, mais j’ai l’impression que les gens ont la trouille, comme s’ils avaient tous quelque chose à se reprocher, et vous savez ce que j’en arrive à penser ?
Kovask secoua la tête :
— Non. Vous paraissez troublé.
— Je le suis. Car j’ai la conviction intime que tous les Américains qui habitent ce pays sont tous, à des titres divers, responsables de ce qui est arrivé le 11 septembre. Oh ! ce ne sont pas tous des activistes, loin s’en faut, mais tous ont péché, par pensée, par omission, par vanité, par dépit. En fait, vous savez ce qui se passe ? Ils détestent les Chiliens, tous les Américains du Sud. Ils auraient les mêmes réactions pour les Boliviens, les Brésiliens, les Mexicains ou les Argentins. Et de les avoir vu danser et chanter sous le régime Allende, même lorsqu’ils crevaient de faim, nos compatriotes ne le leur ont pas pardonné. On veut faire le procès de la C.I.A., mais ce sont tous les Américains vivant dans ce pays qu’il faudrait mettre en accusation. Ils ont répandu des faux bruits, ils ont mis des bâtons dans les roues. Un professeur m’a laissé entendre que dans ses cours, il glissait des allusions perfides contre le gouvernement. La femme d’un représentant de société se vante d’avoir tous les jours vidé les boîtes aux lettres de son immeuble, de toute la prose marxiste qu’elles contenaient. Pourquoi ? Elle ne se l’explique pas elle-même. Si on l’avait arrêtée et condamnée, que n’aurait pas entendu l’ambassade ? Elle était dans son tort, mais ne veut pas l’admettre. Il y a aussi celle qui apportait du café aux militaires, lorsqu’ils patrouillaient dans sa rue le jour du putsch. Curieux, non ? Un type apparemment paisible m’a confié que, lorsqu’il prenait le train à cette époque-là, il lacérait toujours les coussins de son compartiment, pour que l’on puisse dire, que depuis que l’Union Populaire était aux pouvoirs, le public en prenait à son aise. Des stupidités, des petite : mesquineries, des veuleries, et voilà !
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