— Farouk, rappela Lantier avec froideur.
— Il avait infiltré son dispositif. Sans grand mal, d’ailleurs. Pastor paye bien, et en liquide. Ses méthodes s’apparentent à celles des spécialistes en déstabilisation.
Lantier secoua les épaules, tira sur sa cigarette.
— Il a manipulé Farrugia. Okay! Pourquoi?
— Nous l’ignorons. Nous savons en revanche que la Mafia…
— Merde! ricana Lantier. Rien que ça?
Le directeur se pencha sur son bureau.
— Il y a beaucoup de choses que nous avons du mal à admettre, Lantier. Laissez-le poursuivre.
— Les Italo-Américains avaient envoyé un homme et des fonds pour racheter les fameux bijoux. C’était une manière de tester une dernière fois leur homme. Parce qu’ils avaient déjà décidé qu’il avait fait son temps. Le résultat ne s’est pas fait attendre…
— Pas loin d’une dizaine de morts, enregistra Lantier avec une froideur affectée d’agent comptable. Il se peut qu’il y en ait encore.
— Lantier, murmura Lhommet, il y a des années que nous sommes sur Pastor. Bien avant cette ridicule histoire d’armes dont Chanfrein vous a sans doute parlé. Les Américains aussi. Parmi toutes les sociétés de Tora, il y a une compagnie d’avions basée au Mexique, des biturbines de prospection minière. Des entreprises de transport. D’autres écrans. Lantier, vous ne savez pas que Tora possède une île à lui tout seul. Les Américains savent qu’il fait parvenir de la drogue sur leur territoire. De la poudre venue de Colombie…
— Farouk, répéta Lantier avec obstination.
Lhommet regarda le directeur immobile, hésita puis confia:
— Nous étions enfin parvenus à placer un homme dans l’entourage immédiat de Pastor. Il avait fallu des années. Il lui faisait office de chauffeur, de garde du corps…
— Et de commissionnaire, fit Lantier. (Il haussa les épaules, écrasa sa cigarette.) Malek est mort. Si les choses avaient tourné autrement, vous auriez également laissé faire…
— Oui, dit Lhommet sur un ton catégorique. Nous aurions laissé faire.
Lantier balaya l’assemblée de son regard lointain, parut la jauger et approuver de façon vague. Lhommet poursuivait: Tora avait joué avec Ségura le gambit du cavalier, mais c’était anecdotique, purement anecdotique, un simple divertissement, au regard du reste. On ne faisait pas tomber un Tora comme n’importe quel braqueur. Lantier claqua les paumes sur les accoudoirs, se leva.
Le directeur le conduisit dans une pièce contiguë.
— Je compte sur votre silence. Je sais que cela peut hérisser votre sens du devoir et votre rigueur, mais nous n’avons pas le choix.
— Vous ne tirerez rien de Tora, dit Lantier, l’esprit ailleurs.
— Peut-être, admit le directeur. Je souhaite seulement d’être encore dans ces murs lorsque nous vous offrirons votre pot de départ. Et Katz? Voulez-vous que nous chargions quelqu’un d’autre de l’affaire, maintenant qu’elle est à peu près tirée au clair?
— Non, refusa Lantier.
— Pensez-vous qu’il va… s’attaquer directement à Pastor?
Lantier dévisagea son interlocuteur. Un homme de bonne volonté. Le monde était peuplé d’hommes de bonne volonté et c’est pourquoi il y régnait un tel bordel.
— Non, regretta Lantier. Je ne le crois pas. Nous lui avons laissé la bride sur le cou, sans doute de bonne foi. Il a tenté un coup qui était au-dessus de ses forces… Sa dernière affaire. (Il sortit une cigarette, l’examina.) Il l’a manquée, pas loin de la tour Montparnasse, parce que des types embarquaient une fille… Parce que ça lui rappelait une situation identique, qui lui avait coûté des mois d’hôpital. (Il remit la cigarette dans le paquet.) Il est fini, monsieur le directeur. Fini…
*
Lantier pénétra dans une cabine téléphonique tiède où stagnait encore le relent d’un parfum vulgaire, bon marché. Il composa le numéro de la clinique, demanda le docteur Aubry.
— Toujours rien?
— Non, dit la femme.
Sa voix trahissait la nervosité et l’angoisse.
— Il faut que nous nous rencontrions, docteur.
— Oui, fit-elle. La dernière trahison, n’est-ce pas?
— Elle ne vous rapportera même pas trente deniers, fit Lantier.
— Et à vous, qu’est-ce qu’elle rapportera?
Lantier se passa les doigts sur la figure, et dit d’une voix sourde.
— C’est mon frère, docteur, et je le veux vivant. Vivant, vous comprenez!
Il martela la vitre avec la paume, une vitre poisseuse avec une paume qui ne l’était pas moins. Il y eut un instant de silence, pendant lequel Lantier serra les paupières et contracta douloureusement les mâchoires. Elle avait peut-être abandonné le combiné, puis sa voix lui parvint, étrangement douce, lavée:
— Moi aussi, commissaire, je le voulais vivant. (Elle s’était reprise et fit d’un ton sec, presque administratif:) Venez tout de suite, vous en profiterez pour me débarrasser de vos sbires.
Lantier retourna à pied prendre une voiture au parc auto.
Il refusa un chauffeur.
Il savait que Katz ne tarderait plus.
Il savait aussi que c’était lui qui avait accepté que Katz prenne des risques qu’aucun flic n’avait le droit de prendre, il savait qu’il était responsable en grande partie de son errance dans le lit de la nuit, mais qu’il n’avait fait qu’obéir, en le laissant, aux mystérieuses injonctions de Katz.
Qui revenait déjà.
Pour sa dernière affaire, la toute dernière.
Celle qu’on règle avec soi-même…
Elle portait une robe longue, sans manches, qui mettait en valeur sa peau hâlée et avait terminé de dresser la table, entre les fenêtres entrouvertes par où entraient des bouffées tièdes, pleines de langueur, et d’une tristesse discrète. Elle laissait chaque geste s’attarder, examina la nappe blanche et l’argenterie, rectifia l’inclinaison d’un œillet. Elle n’avait jamais souffert l’imperfection. Chaque geste amplifiait les cercles de souffrance. Ils paraissaient s’étendre à la nuit silencieuse, se diluer à perte de vue, et renaissaient sans cesse. Elle prit le temps d’examiner son visage dans une glace ovale, qu’elle ne put s’empêcher de toucher du bout des doigts, bien qu’elle la sût verticale, exactement pendue comme elle devait l’être, à sa place exacte.
Elle n’entendit ni ses pas ni la machinerie de l’ascenseur, seulement qu’il tapait doucement à la porte. Ainsi, il était venu. Elle ne pensa pas un instant qu’il pouvait s’agir de quelqu’un d’autre, puisque Lantier lui avait promis de lui laisser la bride sur le cou.
Elle alla ouvrir.
Elle vit d’abord des fleurs, puis le visage de Katz, et il entra sans hâte.
Elle referma derrière lui, verrouilla la porte.
Il se tenait dans l’entrée, immobile. Elle lui prit le bouquet des mains, le posa sur une chaise presque avec rudesse. Katz n’avait pas dit un mot, elle non plus. Il se retourna et elle vit ses yeux calmes qui la scrutaient. Son sourire embarrassé, et détendu, un sourire qu’elle ne lui avait jamais vu. Il sortit un paquet qu’il avait passé dans la ceinture, dans le dos, là où il lui était arrivé souvent de glisser une arme. Il se pencha à peine pour le poser à côté des fleurs.
— Katz, dit-elle doucement. Il y a des policiers partout…
— Je sais…
Il secoua doucement les épaules.
Elle le conduisit doucement par le bras dans la salle à manger, le dirigea vers le divan de cuir où il s’assit:
— Prendrez-vous un apéritif?
— Oui, sourit Katz.
Elle allait se détourner, mais il lui retint la main.
— Fabienne…
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