Après le périphérique, il y aurait l’autoroute, puis un bout de nationale et la grille télécommandée de la villa. Peut-être qu’on lui allumerait l’allée et les projecteurs du parc. Il ne savait plus quelle heure il pouvait être. Le type que la fille appelait Kenny avait essayé de se jeter sur lui, de lui arracher le Colt, mais il était à peine un peu trop loin et la lourde balle l’avait renvoyé valdinguer contre le mur, c’était la première fois que Joko tirait avec le .45 et la détonation l’avait abasourdi, en plus de la gesticulation du corps désarticulé qui avait paru encaisser une locomotive de plein fouet. Joko n’avait jamais vu un corps encaisser une locomotive. Une voiture, oui.
Il n’avait pas voulu le descendre.
Il ne comprenait pas comment il avait pu manquer le tueur au revolver.
Il ne comprenait pas ce qu’il voyait devant et dut secouer plusieurs fois la tête. Deux camions se dépassaient lentement. Joko prit machinalement la file de gauche, presque sans accélérer. Le capot de l’Ariane grignota centimètre par centimètre, on lui faisait des appels de phares, derrière, quatre phares ronds de grosse cylindrée. Il passa en troisième, accéléra. La voie était libre et la BMW effilée le dépassa comme dans un rêve.
Joko était dans un rêve. En soulevant un peu le torse, il ressentit de l’humidité au ventre, comme s’il s’était pissé dessus, mais il ne s’était pas fait dans le pantalon. Il s’en serait rendu compte. Il avait assez de self-control pour ce genre de choses. Il sentait l’arête du pistolet glissé dans sa ceinture. Il restait des balles dans le chargeur, plus qu’assez pour ce qu’il allait faire. La fille avait des yeux splendides et rien n’indiquait qu’elle paniquait, jusqu’au moment où il avait tiré sur le zigoto. Un châssis fantastique. Elle se contorsionnait à poil, dans une pièce où il y avait trop de monde… Fleetwood Cadillac… Elle avait une poitrine dure comme du bois, un physique de star, comme on en voyait dans les magazines de bodybuilding, un ventre très plat… Fleetwood… Un air de mépris dans la grimace de sa bouche. Dansait.
L’avant de l’Ariane glissait en direction de la bande d’arrêt d’urgence.
Il redressa d’un coup de poignet et la déchirure s’agrandit, on l’avait traversé avec du barbelé. Quelques heures ou quelques minutes. Il était en train de s’endormir. S’il ne faisait pas gaffe, il allait se planter. Rien de vital… Il avait passé les balises d’Orly. En mettant la semelle, il en avait encore pour une demi-heure. Il appuya sur l’accélérateur et la voiture obéit avec un temps de retard. Trente minutes.
Il demandait seulement trente minutes.
Il n’avait jamais eu envie de durer.
Trente minutes, c’était quand même pas la mort.
*
La rue était peuplée de fourgons et de voitures banalisées et tous les gyrophares tapaient au petit bonheur et leurs lueurs balayaient les façades et les visages et les silhouettes des flics. Des éclairs de flash électronique crevaient par rafales. Ceux des flics et d’autres. Des gardiens essayaient d’écarter des journalistes. On attendait Europe 1 et la télévision. Debout à côté de sa voiture, Lantier trafiquait à la radio. Un peu partout, des fenêtres s’étaient allumées et certains étaient même descendus dans la rue. Lantier examina l’indescriptible foutoir qu’il avait devant les yeux, sans cesser d’émettre.
Rodriguez et la fille se trouvaient à côté de lui, entourés d’inspecteurs muets. Lantier reposa le combiné dans l’habitacle, se retourna à peine. Rodriguez avait les bras le long du corps, le visage vide.
— Je lui avais dit de ne pas bouger! Rodriguez!
— Ils étaient en train de l’embarquer, fit ce dernier d’une voix monocorde. Katz s’était mis en planque…
— … Et il a ouvert le feu. Sans sommation.
— Sans sommation.
— Et il en a étendu trois pour le compte! Nom de Dieu, Rodriguez! (Lantier fit un pas en avant, comme pour lui rentrer dedans.) Vous appelez ça du boulot, bordel de merde? C’est du boulot de flic, ça? (Il avança le menton.) C’est du travail de salope, Rodriguez. C’est de la merde. Qu’est-ce qui vous a pris, bordel? (Rodriguez hocha la tête. Lantier le devança.) Autre chose: on vient de retrouver Vernois attaché au radiateur. Mort. Une balle dans la tête.
Rodriguez ouvrit la bouche et la referma plusieurs fois, un peu comme s’il se parlait à lui-même, puis il chercha dans sa poche et tendit le caillou à Lantier qui le prit et l’examina.
— C’est elle qui me l’a donné, expliqua Rodriguez.
— Elle?
Lantier regarda la fille, puis Rodriguez qui fit doucement oui de la tête. Un appel radio retentit dans l’habitacle. Lantier allait se pencher. Rodriguez l’appela à mi-voix:
— Lantier… Je suis prêt à fournir tous les rapports et toutes les explications qu’on voudra, mais pour Katz…
— Quoi, pour Katz, aboya Lantier. Quoi?
Rodriguez dévisagea tranquillement son patron et une espèce de sourire parut lui étirer les lèvres, assourdi et très patiné par le long usage de la dureté et du mensonge.
— Si c’était à refaire, Lantier, je recommencerais.
Lantier négligea la radio et tout le boxon autour, approcha son visage de celui de l’homme. Une interminable seconde, il resta silencieux et livide presque contre la face de l’autre, puis il dit:
— Vous êtes en position de garde à vue, Rodriguez. (Il tendit la main à le toucher.) Donnez-moi votre arme.
Comme il ne s’exécutait pas assez vite, Lantier fit un geste de la tête et ce fut un autre policier qui souleva la veste et retira le revolver de l’étui d’aisselle.
Et le remit à Lantier.
— Emmenez-les, ordonna ce dernier.
Puis il se laissa tomber sur le siège de la voiture, les jambes dehors et prit le combiné radio de la main gauche, se le plaqua à l’épaule. Il avait le .357 en travers des cuisses. Katz s’était volatilisé. Il y avait lieu de le rechercher. Lantier s’éclaircit la voix. Taille, un mètre quatre-vingt-dix, soixante-dix-huit ou quatre-vingts kilos, cheveux châtain clair, assez longs, yeux marron foncé, petits et assez rapprochés, nez cassé. Était porteur d’un blouson de cuir et d’un pantalon noir, de bottes et d’un revolver .38 canon de deux pouces. Le policier derrière le volant regarda le dos de Lantier, ses épaules droites.
Il alluma une Gitane.
Pour rien au monde il n’aurait voulu être à sa place.
*
La calandre de l’Ariane apparut et manqua percuter la grille à faible allure. Le chauve au teint olivâtre saisit le coude de Milon, tandis qu’il laissait retomber la tenture qu’il tenait écartée de l’index.
— Va ouvrir. Pas la peine de baliser les pistes d’atterrissage.
Milon secoua gravement la tête. Le chauve resta embusqué. Milon alla actionner la grille. Il y avait un homme assis devant les écrans de contrôle vidéo et la calandre et les phares de la voiture en saturaient un. Il y avait deux autres hommes dans le bureau de Farouk, qu’ils tenaient en respect. Ils étaient arrivés en fin d’après-midi dans une Jaguar qui se trouvait à présent au garage, le nez vers la sortie.
Milon pressa sur le bouton.
L’Ariane mit un temps infini à décoller, puis à passer, en offrant son flanc à la caméra: vraisemblablement un seul homme, à la silhouette indistincte. Elle roulait beaucoup trop lentement. Obéissant à une impulsion subite, Milon abattit les doigts sur plusieurs touches et une lumière blanche et crue s’abattit sur l’allée, d’un bout à l’autre, inonda le perron. L’homme se leva de la chaise et frappa Milon à la tempe.
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