Trop tard, pensa Katz: il est trop tard. Pourvu qu’elle ne soit pas rentrée de son voyage. Pourtant, il faut toujours rentrer, un jour ou l’autre. Katz savait qu’il ne pouvait pas bouger. Il n’eut aucune peine à reconnaître la détonation dans la nuit, bien qu’elle lui parvînt étouffée. Presque aussitôt, la lumière de l’entrée éclaira le trottoir. Celui qui conduisait l’Ariane mit le contact…
Et tout se détraqua brusquement.
Katz embusqué les vit sortir, la fille se débattait et hurlait, ils allaient la charger dans la voiture, mais elle était encore vivante, le moteur grondait, l’homme au chapeau la frappait à coups redoublés sur la tête, mais elle s’accrochait au pavillon, il lui martela les phalanges avec son arme. Katz sentit la sueur lui couler dans les yeux, le long du nez: quatre hommes qui tabassaient une fille sous ses yeux, mais cette fois, ce n’était pas pour qu’elle craque et se mette à table, ou pour le faire craquer, lui, c’était pour l’emmener. Et ils n’y arrivaient pas. Et les flics n’arrivaient pas. Le Noir donna un coup de poing dans les reins de la fille. Le conducteur était sorti.
Elle hurlait un prénom, comme une folle, malgré les coups.
Il n’avait pas compris qu’elle hurlait un prénom.
Rodriguez vit alors la silhouette de Katz surgir et s’installer sur le trottoir, comme au stand. Il n’eut pas besoin d’enregistrer la remontée de l’arme tendue dans les deux poings.
— Joko! cria Katz.
Aussitôt après, il ouvrit le feu. La première balle fit éclater la tête du Noir, la seconde traversa la portière et frappa le conducteur qui pivota, jeta les bras au ciel et alla s’abattre le long du capot, la troisième, sans que le canon ait paru chercher la cible, toucha le maigrichon au bec-de-lièvre qui s’était retourné et dont les mains pendaient pourtant de chaque côté du corps. Un flot de sang jaillit à l’impact, sous le cou. Joko avait jeté la fille de côté, il n’était pas plus à couvert que le type qui avait tiré mais elle le gênait. Il braqua le .45 et tira en même temps que Katz. Les deux détonations se confondirent, mais ils n’avaient touché ni l’un ni l’autre. La fille gigotait à plat ventre. Il n’avait pas le temps de l’expédier.
— De la part de Farouk! cria Katz.
Il avait relevé le chien du revolver. Joko avait le doigt sur la queue de la détente. La fille se retourna et vit la silhouette du jeune homme au chapeau. Elle tenait le .22 de Baby — c’est comme ça qu’ils avaient appelé le Noir — entre les doigts, elle était sur le dos, et les yeux livides ne la regardaient pas, ils l’avaient oubliée, occupés à fixer le canon du revolver, à mesurer les chances et aucun des deux autres n’en avait la moindre, cette fois. Ils ne pouvaient plus se manquer.
Il se produisit deux choses en même temps: une silhouette avait surgi derrière Katz et il y avait eu une détonation qui l’avait projetée en avant, et en même temps, à la même seconde, Joko entendit les deux claquements du petit automatique et sentit les deux balles lui pénétrer dans le flanc. Il ne lâcha pas le .45, le moteur de la voiture tournait, il se rua dedans et l’arracha du trottoir. Une balle fit éclater la lunette arrière pendant qu’il remontait la rue en faisant hurler les pneus, une autre frappa le coffre.
Hébété, Rodriguez se retenait au pavillon de la voiture. Il avait encore son revolver entre les doigts. Il venait de coller une balle dans la nuque du type qui voulait nettoyer Katz. Il l’avait vu en une fraction de seconde lever le revolver à canon court et le braquer sur le dos du blouson, entre les épaules, tout en courant. Rodriguez avait tiré sans sommation, le poing appuyé au pavillon. Dans la nuque. La fille s’était remise debout toute seule. Elle aussi avait encore le pistolet entre les doigts, un ridicule .22 de rien du tout. Elle enjamba un corps et marcha au hasard. Puis elle laissa tomber le pistolet à ses pieds, dans le caniveau.
Katz la regarda en face.
Elle eut l’impression de reconnaître des traits familiers.
Ils n’auraient jamais dû sortir. Kenny n’aurait jamais dû essayer de prendre le pistolet de celui qui portait le chapeau. Elle n’aurait jamais dû vivre. Elle plongea le poing dans sa poche de jean, en sortit le caillou qu’elle tendit à l’homme aux traits familiers, et qu’il ne prit pas. Elle regarda l’autre homme qui s’approchait, et dont les pas ressemblaient à ceux d’un homme ivre. Il sortit de façon gauche un porte-cartes qu’il ouvrit et elle reconnut ce qu’il lui montrait sans un mot: une carte de police.
Katz avait fait quelques pas en arrière et retourné du bout de sa chaussure l’épaule du mort. Il ne restait pas grand-chose de sa face, rien que des lambeaux sanguinolents, un œil qui ne semblait plus tenir à rien. Rodriguez rangea sa carte, prit ce qu’elle lui tendait: un diamant. Une pierre. Katz avait encore reculé, il embrassa la scène d’un seul regard, les corps affalés, le sang noir encore luisant. Il laissa tomber le revolver vide. Rodriguez avait rangé le sien sous l’aisselle. Katz laissa tomber son propre porte-cartes. Sur le corps.
Rodriguez essaya de lui saisir le bras.
Les autres n’allaient pas tarder à arriver. Il faudrait expliquer beaucoup de choses, pourquoi ils n’avaient ni brassard de police ni fait de sommations. Ce que la fille avait fait… Katz reculait pas à pas. Il avait la figure inondée de sueur et les mâchoires contractées.
Il avait appelé Lantier en arrivant sur les lieux, et ce dernier n’était pas arrivé à temps. Il avait tiré sur Joko et il l’avait manqué, comme si au dernier moment il n’avait pas voulu vraiment l’abattre, alors qu’il aurait dû commencer par lui. C’était fini. Il ne regarda ni les yeux de la fille ni Rodriguez, son esprit enregistra machinalement le bruit que faisaient les deux-tons, encore très loin. Il regarda seulement de nouveau la face dévastée, l’œil exorbité, hocha à peine la tête et détala à toutes jambes, sans entendre ce que Rodriguez criait.
Il s’enfuit.
Avant que les flics arrivent…
Joko roulait sur le périphérique. Il aurait dû se débarrasser de l’Ariane, mais elle roulait vite et bien, avec son gros moteur que Baby avait récupéré sur une autre chignole, une américaine, et il s’y sentait chez lui. À cause de la coke, il ne ressentait pas tellement la douleur, sauf quand il essayait de respirer à fond, il y avait seulement cet écoulement au flanc droit, lent et régulier, poisseux. Il chercha son chapeau pour la dixième fois, sur la banquette. Se demanda combien de temps un homme mettait à se vider. Dans certains cas, des heures, parfois seulement quelques minutes. Il ne roulait ni trop vite ni trop lentement.
De la part de Farouk…
Il s’essuya le front. Il suffisait de ne pas inspirer trop fort. Il n’avait peut-être rien de vital de bousillé et pressa le coude contre les côtes. Il ne sentait rien. Puis il se rendit compte que la vitesse baissait au compteur. Se reprit. Il avait conduit sous speed, ou avec une gueule de bois à tout casser. Il conduisait depuis qu’il était venu au monde, dans une grande limousine noire climatisée, une Continental aux vitres teintées, avec un climatiseur et un bar, et des sièges en cuir crème. Ou si c’était une Cadillac? Une Fleetwood… Dans une Fleetwood. Celle que le sorcier était en train de retaper à ses heures perdues dans son vieux garage cradingue, porte de Saint-Ouen, le sorcier qui avait monté le moulin dans l’Ariane. Il essaya d’atteindre le lecteur de cassette du bout des doigts et la douleur le cisailla de bas en haut, il sentit des trucs s’arracher à l’intérieur. Il était né dans une Fleetwood et remit ses doigts maigres autour du volant. Pas de musique. L’Ariane sinuait drôlement.
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