— Je pense, murmura Lantier sans la regarder, que vous ne nous dites pas la vérité, mademoiselle Vidali. Je pense que vous connaissiez Katz, depuis assez longtemps. Je pense que vous avez lâché Ségura parce que vous aviez peur, en effet, mais aussi et surtout parce qu’on vous avait prévenue de ce qui allait lui arriver. Je pense que vous avez rencontré Katz et Ségura, plusieurs fois…
Elle fit non de la tête, comme on se noie.
Lantier poursuivit inexorablement:
— Vous saviez ce qui l’attendait.
Elle hurla non de toutes ses forces. La cigarette roula par terre. Avant qu’elle eût bougé, un policier, derrière, appesantit la main sur son épaule, la ramassa et elle vit les doigts lui présenter convenablement le cylindre blanc. Elle fit encore non de la tête. Derrière Lantier, le jour se levait. Le policier abandonna son épaule, alla écraser la cigarette à côté de la machine à écrire. Lantier dit:
— Vous compliquez notre tâche. (Il n’allait plus tarder à éteindre sa lampe de bureau, dont la clarté était déjà vague et diluée.) Mademoiselle Vidali… Je sais que vous avez rencontré Katz. Je sais qu’il est allé chez vous. (Il hocha la tête.) Dans quelques heures, vous serez présentée au juge qui instruit l’affaire. Il pourra prendre la décision de vous placer en détention préventive, ou de vous laisser sous contrôle judiciaire… (Il la regarda en face:) Dites-nous la vérité.
Elle soutint son regard.
Elle n’avait jamais rencontré le policier avant qu’il fasse irruption sur le trottoir et se mette à tirer. Elle ne connaissait pas de Katz. Il n’était jamais venu chez elle. Lantier bougea un peu les épaules, ce qui pouvait marquer de la lassitude ou de l’indifférence, et se pencha sur un tiroir. Il en sortit un paquet marron et un pistolet, auxquels pendait une fiche cartonnée retenue par une ficelle et qui, chacune, portait un cachet de cire rouge brunâtre.
— Bien sûr, fit Lantier. Alors pourquoi a-t-il récupéré tout ça, chez vous? Pourquoi a-t-il pris le soin de ne jamais parler de vous et de sa découverte? Nous venons de saisir cela, ici, dans son bureau… (De sa voix rauque, il demanda encore une fois:) La vérité, mademoiselle Vidali. Dites-nous la vérité!
Elle comprit sans peur qu’il n’y en avait pas.
Qu’on ne sortait pas du labyrinthe. Jamais.
Qu’elle n’avait jamais rencontré Katz…
*
Fabienne Aubry avait pris deux cachets de Tranxène la veille au soir, très exceptionnellement. Elle perçut d’abord le bourdonnement de sa pendule électrique, puis celui du téléphone à la tête du lit. Sept heures: il était sept heures. Elle étendit le bras, décrocha le combiné plat.
— Docteur, fit une voix familière, je crois qu’il faut que je vous voie…
C’était la voix de Katz.
Elle coupa la sonnerie qui n’avait pas cessé de bourdonner, serra le combiné trop fort: ça n’était pas comme ça qu’elle pouvait le retenir.
— Katz, que se passe-t-il?
— Rien. Il faut que je vous voie…
— Où êtes-vous?
— Pas très loin…
— Je vous attends.
— Non, coupa Katz. Pas tout de suite… Un peu plus tard.
— Katz, fit-elle, subitement alarmée, à quoi rime…
— À rien… Un peu plus tard…
Il avait raccroché.
Elle écarta le combiné de son oreille. Lantier lui avait dit qu’il reviendrait, un jour ou l’autre, retour de son enfer, mais pourquoi pas tout de suite, pourquoi attendre? Elle connaissait l’enfer de Katz, parce qu’il était assez comparable au sien, tout en revêtant certainement d’autres déguisements, d’autres travestissements et une forme plus aiguë, plus pernicieuse, ils étaient entrés dans une nuit qui n’aurait pas de fin. Elle raccrocha, attendit quelques instants qu’il rappelle bien qu’elle n’y crût pas réellement. Il viendrait à son heure et ce serait aussi la sienne. Lorsqu’il viendrait…
Elle décrocha peu après, composa le numéro que Lantier lui avait laissé et l’obtint presque aussitôt. À sa voix, elle comprit que quelque chose n’allait pas du tout. Elle n’hésita pourtant pas:
— Commissaire, il vient d’appeler…
— Quand?
— Il y a une minute ou deux…
— Qu’est-ce qu’il vous a dit?
— Qu’il fallait qu’il me voie.
— Bien sûr! Où êtes-vous?
— Jusqu’à huit heures et demie, chez moi. Ensuite à la clinique.
— Je vous envoie du monde.
— Inutile, fit-elle doucement.
— Pas pour vous. Pour lui…
Elle raccrocha sans un mot, se leva. Elle s’occupa à prendre une douche et se maquiller avec soin, puis s’habiller. Elle fit un grand pot de café et fuma plusieurs cigarettes, debout dans la cuisinette à examiner le four électrique et l’évier, la table et les chaises, à écouter le glouglou de la cafetière. Lorsque Katz viendrait la voir, il y aurait des policiers pour l’attendre et ils l’emmèneraient. Aucun avocat sérieux n’aurait de mal à plaider la démence, et il serait facile d’exhumer son rapport, de passer Katz de nouveau au crible, de déceler les failles qui se révéleraient à présent des fractures, puisque si Lantier lui envoyait du monde, c’est qu’il devait être trop tard.
Elle se rendit dans son bureau, sortit une chemise cartonnée d’un tiroir et en parcourut quelques pages au hasard. La sonnerie à la porte ne la prit pas au dépourvu. Elle rangea le rapport avant d’aller ouvrir. Sur le palier très large, les deux jeunes policiers la regardèrent avec une gêne qu’ils ne pensaient pas à dissimuler.
Voilà: il avait dormi durant des années et des années, sans se rendre compte de rien, pas même de l’alternance des jours et des nuits, de la rotation appuyée de la terre et du retour inépuisable des saisons, il avait pataugé dans des ténèbres remplies de bruits et de rumeurs comme sous un seau renversé, de faux-semblants, et brusquement, il se retrouvait en plein soleil, les ombres s’étaient dissipées autour de lui, il était libre. Il en ressentait une espèce d’ivresse.
À l’ouverture, il s’était fait couper les cheveux presque à ras et en avait découvert une foison de gris fer. Ensuite, il avait acheté un blouson de cuir neuf d’une peau si fine qu’elle paraissait trop aisément chiffonnable, mais le patron l’avait rassuré, il s’agissait d’un vêtement d’une extrême solidité, qui durerait des années. Pendant qu’il y était, il avait changé de pantalon et de chemise. Il s’était rendu à la banque, le paquet de vieux vêtements sous le bras. Il avait retiré le contenu du coffre, ainsi que du liquide au guichet, trois ou quatre mille francs. À cette occasion, l’employé avait tenu à lui faire remarquer de nouvelles possibilités de placement, et il avait répondu de manière évasive, qu’il verrait peut-être un peu plus tard. Loué une 505 gris métallisé un peu plus loin, en utilisant son permis de conduire. Le chef de garage avait fixé le paquet de fringues, sans commentaire.
Il avait parcouru la ville, propre et limpide dans la tranquille clarté du matin, sans but défini, et elle n’avait plus rien de l’inextricable cloaque nocturne, elle respirait avec une certaine douceur et son pouls battait avec régularité. Elle vivait. Le spectacle des vivants l’avait toujours fasciné. Il ne se rassasiait pas de rues et de vitrines, du flux des passants affairés ou placides, du ballet des voitures. La circulation était le sang de la ville, il coulait au rythme de ses humeurs, pas encore épaissi, assombri, par la proximité du crépuscule, et ce sang charriait aussi la voiture et son conducteur détaché.
Bien sûr, il devinait qu’on le recherchait.
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