— Aperçu. (Je n’avais jamais eu d’amis aux Mœurs.) Deuxième chose ?
Il s’est penché sur la table, m’a dévisagé avec gêne :
— Ennuyeuse. Je ne devrais peut-être pas vous le dire, mais j’ai trouvé la trace écrite d’une consultation d’archives concernant vos trois charlots. Il y a trois mois, quelqu’un est venu prendre connaissance personnellement des dossiers. Les trois, le même jour. Stewball, Marwan, Dany… Pour motiver sa demande, il a fait état d’une procédure de flagrant délit.
— Pour homicide volontaire, avec enlèvement, séquestration et tortures.
— Pour homicide volontaire, sans autre précision. Il est passé entre midi et trois, à l’heure de la pause dans son commissariat d’affectation, et a prétexté l’urgence pour faire sortir les dossiers. J’ai retrouvé le môme qui lui a fait la consultation. Il m’a décrit un homme pouvant correspondre à Duke. Un Duke qui se serait trouvé dans un état second, ou très proche du coma éthylique… Voilà, c’est tout. Je ne vous connais pas et nous ne nous sommes pas vus. Pour changer complètement de sujet, toujours selon Radio-Coursives, vous vous seriez déniché une nouvelle femme…
— Première nouvelle.
— … Pas neuve, mais pas d’occasion non plus… J’ai fait un stage de perfectionnement de tir avec elle à Mado. Trop de poitrine, mais imbattable en tir instinctif. Un vrai petit soldat. (Son regard s’est fait rêveur, et le rêve n’a pas duré :) Dommage qu’elle traîne avec autant de cafard autour. Beaucoup de courage, mais beaucoup trop de cafard aussi. Elle s’est ramassé une belle bâche avec un type, il n’y a pas très longtemps. Si vous entendez dire du mal d’elle, n’écoutez pas. Même si c’est vrai. Surtout si c’est vrai. Le golf vous tente ?
— Le golf peut-être, mais pas ceux qui le pratiquent.
— Pas tous ceux.
— Pas tous ceux.
Je suis retourné à la casse des voitures sur le 94. J’ai posé les photos sur le bureau encombré et j’y ai ajouté mon petit dictaphone à côté, bien en évidence. Le patron m’a dévisagé par-dessus ses lunettes demi-lune. Il a observé :
— Vous ne lâchez pas facilement.
— Je ne lâche pas facilement.
Il a examiné les photos sans y toucher, puis il a donné un petit coup de menton en direction du dictaphone. Ses grosses mains reposaient bien à plat sur le bureau. Il a déclaré sans élever le ton :
— Si c’est parce que vous souffrez de troubles de la mémoire, je comprends. Si c’est pour que mes déclarations atterrissent dans un cabinet d’instruction, ou pour aider le cours de la justice, vous pouvez remballer tout de suite…
— Aucune valeur légale. Vous avez le droit d’appeler votre avocat…
— Mes avocats. Laissez-les où ils sont, au prix qu’ils me coûtent. Mettez votre engin en marche, mais n’attendez pas que je répète trois fois la même chose. Ou seulement deux fois. Une seule prise, et encore c’est parce que vous êtes recommandé par des amis.
J’ai pressé simultanément sur les deux touches qui commandent l’enregistrement et la petite cassette s’est mise à tourner. J’ai posé l’appareil au milieu du sous-main. J’ai allumé une cigarette, enregistré le lieu, le jour et l’heure, puis j’ai commencé.
— Question : reconnaissez-vous les trois hommes dont je vous présente les photos ?
— Oui.
— Question : les reconnaissez-vous formellement ?
— Oui.
— Question : pouvez-vous me dire quand et où vous les avez vus pour la première fois ?
— Oui…
— Question : quand ?
Je suis rentré dans les embouteillages en écoutant la Black and Tan Fantasy dans sa version Newport 56. Cat Anderson vocalisait à la trompette avec une raucité stratosphérique à la fois rude et enjouée, la clarinette de Russ Procope se jouait avec un moelleux très tonique et plein d’habileté du gros son des trombones dont les obligatos venus de très loin ressemblaient aux straffs d’une escadrille de bombardiers en piqué. Comme de coutume, Duke Ellington se tenait en embuscade au piano. Pour moi, personne ne vaut son toucher économe, clair, précis et d’une distinction parfaite. Si le monde avait été conçu par Ellington, il se serait agi de quelque chose de remarquablement juste et élégant — d’un monde presque parfait, mais dans lequel je n’aurais pas eu ma place.
J’ai roulé jusque chez moi et j’ai posé la Pontiac en bas, entre un Aérostar qui y séjournait depuis plusieurs semaines et un cabriolet Golf dont la capote s’ornait d’une multitude de cicatrices au couteau ravaudées tant bien que mal, et qui ne se trouvait pas là le matin. Personne ne planquait dans la rue, personne ne m’a interpellé dans le couloir, ni en montant les escaliers.
Je me suis débarrassé de ma veste de treillis, j’ai allumé la chaîne et je me suis fabriqué du vrai café. Installé dans mon fauteuil, j’ai écouté l’enregistrement sur le dictaphone. Aucune valeur de preuve, mais des éléments tout de même. J’ai lu de bout en bout les copies de procédure qui provenaient du S.A.T.I. [5] Service des archives et de traitement des informations.
En rêvassant, j’ai regardé partir deux trains pour le Sud, et d’autres revenir de la banlieue. Quelqu’un m’a appelé, sans laisser de message. Quelqu’un qui n’aimait pas parler dans une machine. Je le comprends sans peine : je déteste parler dans une machine. Je me suis levé remettre Fine and Jellow, version 1957 pour la télévision. Je suis retourné dans mon fauteuil et j’ai somnolé une bonne heure, les deux pieds sur le bureau. Dinah m’a réveillé en appelant. Elle était rentrée chez elle. Elle a regretté :
— Je suis désolée, pour ce matin. Je n’avais aucune raison de te rentrer dans la gueule. Aucune raison valable.
— Si tu l’as fait, c’est que tu en avais.
— Je ne crois pas. Je pense que tu as raison : je ne sais plus où j’habite, en ce moment. Pas seulement question police. Qu’est-ce que tu fais ?
— J’attends la nuit…
— Je me doute. Pas question de l’attendre ensemble, bien entendu…
— Pas question. Ma nuit ne te plairait pas. (J’ai réfléchi et ajouté lentement :) Je ne suis pas sûr du tout qu’elle me plaise non plus…
Il y a eu un silence hésitant à l’autre bout de la ligne. Je l’ai mis à profit pour allumer une cigarette et croiser les jambes autrement. Dinah m’a dit d’un ton de crainte :
— Tu vas monter, c’est ça ?
Monter, dans son métier qui avait aussi été le mien, signifiait y aller, et on le disait aussi bien pour des truands qui montaient sur un braquage que pour les flics qui montaient les arrêter. J’ai encore un peu réfléchi, bien que ce ne fut plus très utile, et j’ai observé :
— Le moyen de faire autrement…
— Ils ont eu Armand…
— Armand ne se méfiait pas. Ses armes étaient démilitarisées, elles lui servaient à faire beau sur le mur du salon. Il n’avait jamais eu d’instincts de meurtre.
— À quoi ça sert ?
— Les instincts de meurtre ?
— Non : à quoi ça sert, que tu montes ? Même si tu les stoppes, tu n’as pas d’éléments, ils vont chiquer à mort… Ils vont quand même pas se déballonner comme ça… Et même s’ils avouent…
Elle s’est tue. C’étaient de pauvres arguments, elle le sentait bien. Elle avait peur. Pour elle, pour moi, pour nous… J’avais peur moi aussi, mais seulement de la nuit qui montait peu à peu de partout avec son cortège d’ombres, de sanglots et de haines, tous ces yeux caves, ces mains sans vie accrochées à nos basques, ces atroces regrets. J’avais peur de ce que j’étais prêt à commettre, beaucoup plus que de ce que je risquais de subir. J’ai reconnu :
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