Il s’arrête au troisième alinéa de la page 126 et murmure :
— Nouzivlo (ce que, malgré votre inculture notoire, vous aurez traduit pour « nous y voilà »).
— Contrairement à mon estimation, dit-il, nous avons engagé quatre marins et non pas six.
— Leurs noms, je vous prie !
Il récite :
— Féfissa, Sakapélos, Olimpiakokatris et Tédonksikon.
— Cela vous ennuierait-il de convoquer ces hommes ici à tour de rôle ?
— Du tout !
Sertékuis, la jolie marine, nous sert deux punchs qui flanqueraient de l’énergie nucléaire dans un camembert à point.
— Cétikcébon ? demande-t-il en grec et en minaudant à son commandant.
— Parfait ! approuve icelui.
Lors, l’officier écrit les blazes des marins précités sur une feuille de bloc et enjoint à la ravissante matelote de convoquer les intéressés. Je regarde partir Sertékuis. Comment qu’il tortille du valseur ! Le commandant a les yeux braqués sur les hanches de son steward. Il y a de la nostalgie dans ses prunelles marines. Il s’aperçoit que je l’observe, rougit un peu sous sa casquette et murmure :
— Un charmant petit mousse…
Il y en a qui prennent la bière sans mousse et d’autres qui préfèrent prendre le mousse sans bière [6] D’accord, il n’y a pas de quoi pavoiser, mais fallait tout de même y penser.
.
— Il vous sert d’ordonnance ? demandé-je, histoire de cacher la mère Dochat.
— Voilà ! fait-il soulagé.
M’est avis que cette ordonnance c’est plutôt un remède ! Nous trinquons et, par magie, le bruit de nos verres entrechoqués provoque l’arrivée inopinée de Pinaud. Le démantelé paraît survolté ; entendez par là que ses paupières sont légèrement soulevées et que sa moustache tombe moins bas.
— Alors, Duchenock-Holmes, le cueillé-je à froid, ça carbure selon le plan tracé à l’avance par Conan Doyle ?
— Mieux que tu ne penses, San-A. Mieux que tu ne penses !
— Raconte !
— Prématuré, hermétique le Pantelant. Je voudrais poser une question à monsieur l’officier.
— Je vous écoute ! s’empresse l’intéressé.
Pinaud se racle le corgnolon.
— Nous avons vu le commandant Komtulagros à Salonique. A un moment donné il nous a dit que l’accès de Samothrace était difficile aux bateaux et que c’était à cause de cela qu’on avait choisi le Kavulom-Kavulos pour y transporter la « Victoire ». Qu’a-t-il donc de particulier ?
Dix sur dix pour la Vieillasse. La question est pertinente. Si le Sagace se met à faire fonctionner sa matière grise à outrance, m’est avis qu’on va se l’arracher à la Maison Poultok.
— Notre bateau appartenait au duc de Coquil-Saint-Jacques, répond l’officier, comme si cette révélation devait constituer une explication.
— Et alors ? insisté-je, sans crainte d’étaler mon non-savoir.
Au passage, je voudrais attirer votre attention sur l’intérêt qu’il y a à avouer son ignorance. Trop de gens jouent les savants, les affranchis, les documentés alors qu’ils ignorent de fond en comble (si j’ose dire) la question larguée sur le tapis vert de la conversation. Il existe toute une panoplie d’homme informé : hochements de tronche entendus, raclements de gorge doctoraux et surtout bouts de phrases-qui-laissent-accroire-que ; tels que, deux points ouvrez les guillemets : « Ben voyons… C’est évident… En effet… Exactement… Ça va de soi… J’allais le dire… » Les interlocuteurs de ces bluffeurs du savoir s’enfoncent de plus en plus dans leur sujet, pensant être compris, sans s’apercevoir qu’en fait ils récitent un monologue. En réalité l’humanité est ignare ; elle est bourrée d’analphacons m’as-tu-vu qui font mine de tout savoir et qui s’imaginent en réalité que Diane de Poitiers était une actrice du Français, Gershwin une marque de bougies de bagnole et Savonarole un coureur cycliste. S’il y a de l’honneur à savoir, il n’y a pas de déshonneur à ne pas savoir. L’ignorance est une page blanche sur laquelle il faut écrire la vérité.
Le commandant joint ses sourcils épineux.
— Vous ne savez pas qui était le duc de Coquil-Saint-Jacques ?
— Je sais qu’il était riche, savant, français, catholique et vacciné, dis-je, mais là s’arrête pour moi sa biographie.
Il était passionné de recherches océanographiques, déclare mon interlocuteur.
— Ah oui ! dis-je (sincèrement car je viens de me rappeler ce détail). N’est-ce pas lui qui a fondé le musée océanographique de Fouzy-les-Bains dans le Cantal ?
— Exactement !
— Ainsi le Kavulom-Kavulos lui appartenait ?
— Oui, à l’époque le navire s’appelait Le Goujon Frétillant . Lors de la mort du duc, la duchesse l’a vendu à l’armateur grec Onisoikimalis et il a été reconverti en cargo.
Le Délabré revient à ses moutons.
— Pourquoi est-il, mieux qu’un autre, apte à aborder Samothrace ?
— Parce qu’il est à fond plat.
— Comme la poêle Téfal ? lancé-je étourdiment.
— Exactement, riposte mon vis-à-vis qui n’a pas lu mon paragraphe consacré à la stupidité des gens voulant avoir l’air d’être « au courant ».
— Et pourquoi est-il à fond plat ? insiste le Pinuchet.
— Pour faciliter l’exploration… Le fond du bateau était en verre, un verre spécial capable de supporter une pression de 122 fromagiques bismuthés au millimètre carré dans le sens de la largeur !
— Fantastique ! décrète le Bredouilleur, lequel n’a pas non plus lu le paragraphe que je vous cause.
— Et ça n’est pas tout, il est pourvu d’un sas virgulateur à mouvement rectifié permettant des plongées à basse fréquence.
— Voyez-vous, bêle l’Admiratif. Puis, courageusement, il demande :
— En somme, ça consiste en quoi ?
— Vous aimeriez que je vous montre ?
— Volontiers, acceptons-nous.
Lors, l’officier nous emmène dans un coin du bâtiment situé entre la poupe et la proue, mais un peu plus à gauche. Ce qu’il nous désigne ressemble à une trappe pratiquée dans le pont. Il y a deux volets en acier surexposé, hermétiquement joints.
— Alpha bêta gamma delta epsilon ! crie notre guide à un marin.
Evidemment, ne parlant pas grec, je suis incapable de vous donner la traduction de cette phrase, toujours est-il que le marin actionne un treuil. (La mère rit de mon treuil, comme disait le patron d’une péniche). Nous nous penchons au-dessus d’un puits que le soleil n’éclaire pas jusqu’en ses profondeurs.
— Au fond, un autre panneau coulisse, explique le commandant, permettant aux plongeurs de descendre par là.
Nous nous penchons. Des échelons de fer sont soudés à la paroi. A ma vive surprise, le Délectable s’engage par l’orifice et commence à descendre.
— Où vas-tu ?
— Examiner ! me répond sa voix réverbérée par le conduit.
Je me tourne vers l’officier.
— Vous disiez qu’on avait reconverti le bateau initialement équipé pour les explorations bathymétriques en cargo, d’où vient qu’on ait laissé subsister ce sas ?
Il fait la moue.
Pour éviter des frais. S’il est facile de faire du neuf à la coque [7] C’est drôle, hein ?
il est par contre très coûteux de modifier la structure interne du bateau. D’autant plus que le volume utilisé par ce sas n’est pas très grand.
Le puits métallique grossit le bruit de la descente pinuchienne. Les semelles du Débris raclent les barreaux et son souffle ressemble à celui d’un lion superbe et généreux. Enfin il arrive au fond du sas. Je vois danser tout en bas le maigre faisceau d’une loupiote. L’examinateur est à pied d’œuvre. Je le laisse « investiguer » et je regagne les appartements du commandant. Deux marins sont debout dans le couloir, qui nous attendent en compagnie de Sertékuis.
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