Au fond, dans toute cette aventure, j’aurai joué un rôle de mercenaire. Au service du clan Martin Fisher d’abord, puis de la fille Meredith ensuite. Il fait un exercice de style gratis, le bel Antonio. Ni lui, ni la police française n’ont le moindre intérêt dans ce rodéo ricain. C’est du temps perdu, du danger encouru pour peau-de-zob. Franchement, le plus beau coup fourré de ma carrière. Venu en Amerloquerie pour étudier le comportement d’un sexologue qu’on prétendait membre de la C.I.A. ainsi que la vie quotidienne d’une ville sans criminels, je me suis trouvé embarqué dans une galère merdique. Je risque d’y laisser ma carcasse et, en prime, ma réputation, plus celle de l’Administration française. Je connais des types beaucoup plus cons que moi qui ont réussi des affaires plus prospères.
La banque est une construction basse, de dix-huit étages seulement, tout en verre noir et le drapeau helvétique se détache là-dessus fièrement. O monts indépendants, écoutez nos accents, nos libres chants ! (Un préposé plus affable que Florian (j’ai déjà fait le calembour avec La Fontaine) reçoit Abigail avec empressement, confronte la signature qu’elle lui soumet avec celle qu’elle déposa céans voici pas loin de vingt piges, opine du bonnet, prend une clé, libère des signaux protecteurs, nous guide dans des sous-sols fortifiés, nous fait passer des grilles dont les portes se commandent grâce à des combinaisons à volants magnétiques et coercisteurs déphasés ; tout ça…
Enfin on se pointe devant un beau coffiot rembourré en extrait d’acier. Il y fiche sa clé, puis la clé que lui présente Abigail, il crique-craque. Je vous en prie, madame, avec un accent suisse-allemand qui sent l’Emmenthal. Vous n’aurez qu’à « peser » sur ce bouton de sonnette lorsque vous aurez fini de terminer. Abigail remercie que oui monsieur. Le Suissaga s’extirpe. J’ouvre la porte du coffre, le cœur me tambourinant les cerceaux, comme chaque fois dans un film d’épouvante quand la lourde des oubliettes commence à remuer, tu te rappelles ?
Elle, la gosseline attardée, plus décontracte qu’une péripatéticienne renfilant sa culotte après s’être épongé un quincaillier de province venu au Salon de l’Outil.
Je me dis : « Et s’il était vide, ce con de compartiment » ? Seize ans ! Dans un milieu de malfrats, d’espions, de requins. En pleine Amériquerie, merde, il peut s’en passer des choses et des muscades, non ? Et dans un polar à moi, donc ! Car faut pas que j’oublie les coups de théâtre. Or ce serait l’occase d’un d’eux, non ? Le coffre vide ! A la place, une carte de visite signée Arsène Lupin ! T’en ferais une bouille ! Je l’imagine ici. Mais rassure-toi, bout d’homme, il n’est point vide, le C.F. à Fratelli. Une grosse serviette de cuir noir s’y trouve, vachetement rebondie. Elle est munie d’un fermoir chromé et de deux brides supplémentaires de fixation.
— Vous permettez, ma chérie ?
Je cueille le machin-chose. Y a bon fricotin : elle est lourdasse, la serviette. Deux millions de dollars, en coupures de mille, représentent deux mille coupures. Et c’est du papier assez compact, le faf à dollar, pas du tout comme nos french’biftons torche-culs, si légers que lorsque tu recomptes une liasse tu le crois dans les vouatères de la gare de Lyon.
Abigail considère la serviette noire d’un regard mélanco.
— Elle vous rappelle des souvenirs ? je lui murmure.
Pour toute réponse, elle me vote un haussement d’épaules vaguement désemparé. Pourtant, les gonzesses n’ont pas le culte du souvenir lorsqu’elles attaquent un nouvel amour. Leur faculté d’oubli total est même assez terrifiante, j’ai cru remarquer.
Je vais pour refermer le coffre lorsque j’avise autre chose, tout au fond du logement blindé. J’allonge la main, ramène un paquet de paperasses liées par de gros élastiques. Ces derniers sont usés et n’élastiquent plus. Il s’agit de lettres manuscrites et d’un petit album de photos.
J’en cueille une, celle du dessus. Ecriture de femme, encre bleue sur papier bleu. « Jimmy, mon aimé, mon roi, ne m’appelle pas « ma » vie, mais appelle-moi « mon » âme, car la vie est si courte et l’âme est immortelle…
— C’est de vous ? questionné-je.
Miss Abigail Meredith opine.
Pudiquement, je remets la bafouille avec les autres. Mais ne puis m’empêchouiller d’ouvrir l’albuminus. Des clichés « d’eux ». C’est vrai qu’il portait des baffies, sur la fin, Fratelli. Moins épaisses que les miennes actuellement. Et il avait un regard fou d’amour pour contempler la môme Meredith. Un regard de loup en rut. Ce qu’il devait griffer le matelas, cézigue. J’imagine son chibraque latin, sec et nerveux comme la baguette de Toscanini. Sur ces images voilées par le temps, Abigail est sans doute plus jolie qu’à présent, parce que plus fraîche, mais bien moins belle. L’épreuve lui a conféré une espèce de noble maturité qui la rend émouvante. Et aussi plus désirable. Elle était mieux en formes à l’époque de sa grande passion. Bien roulée, quoi. Maintenant, elle a perdu en rondeurs, mais gagné en grâce discrètement surannée. Bref, je la préfère telle que le temps me la livre, frémissante de petites rides, avec un cœur en berne et des sens explosifs.
— Pardonnez-moi, fais-je en lui présentant le paquet.
— A quoi bon les prendre, dit-elle… Laissez-les ici.
Docile, et pas mécontent, je replace lettres et photos dans le coffre. En les refusant, elle renie le passé. C’est implicitement un hommage qu’elle me rend, tu ne trouves pas, ou bien je me fais mousser le pied de veau ?
Mais au moment où je m’apprête à reclaquer la porte, elle sursaute.
— Non ! Je préfère les détruire moi-même. Il est stupide de laisser subsister cela, vous ne pensez pas ?
— Vous avez sans doute raison.
Elle écarte les pans de sa veste de cuir et loge les reliques de son passé amoureux sous son bras gauche. L’employé se la radine presto, tout frétilleur. Petit cérémonial de clôture. Je fourre un dollar dans sa main. Il nous souhaite une bonne journée.
Ce que je lui promis de réaliser.
Seulement une journée se compose de vingt-quatre heures et il nous en restait encore une bonne quinzaine à franchir pour atteindre le lendemain.
Hélas.
XIV
QUI NE PORTE PAS BONHEUR
Je ne sais pas s’il t’est arrivé de coltiner deux millions de dollars à bout de bras. Moi, tu me connais, je ne suis pas un forcené du fric. Les montagnes d’or ne m’ont jamais impressionné et je leur ai toujours préféré celles qui sont « coiffées de neige », comme il est dit dans les guides touristiques ; pourtant, cette valoche si bien lestée me procure un étrange sentiment de puissance. Ne puis m’empêcher de penser qu’avec son contenu il me serait possible d’acheter beaucoup de choses et de gens.
On est là, tous les deux, dans la cité tentaculaire, Abigail et moi, comme Charlot et sa petite bouquetière partant vers leur destin, la main dans la main. Deux millions de dollars. Soit près d’un milliard d’anciens francs à l’heure où je mets sous presse.
On déambule donc dans Nouille Ork, sans trop savoir où qu’on se dirige. Nous voici dans la 42 erue, si bruyante, qui pue, et qui est jonchée de détritus, bordée de buildings fatigués, avec des bornes d’incendie, des cops en chemise bleue dont la ceinture ressemble à un mât de cocagne tant y a de fourbi accroché tout autour. Et que voici un flic à cheval, merde, cet anachronisme chromatique et fluvial, non ? Et puis des crieurs de journaux. Et des pubs lumineuses, même en plein jour. Gigantesque, tout est gigantesque. Sauf les rues. Et il y a des agences de théâtre, et puis les théâtres, et des hôtels avec des portiers noirs aux uniformes qui craquent aux épaules. Et puis des gobelets de carton à la traîne sur le pavé. Et partout des sirènes, des sirènes : de police, d’ambulances, de pompiers. La vie infernale et calamiteuse oblige. De belles noires aux culs en forme de console et aux cheveux défrisés passent en dandinant et en sentant fort la gonzesse et le parfum à trois dollars la bonbonne. Des sexe’s shops vendent de honteuses pouilleries de bazar qui ont trait à la queue et qui donnent envie de pleurer, et puis surtout de gambader dans une prairie aux herbes hautes. Voilà que je me mets à penser fort à l’Europe, à maman, à Marie-Marie avec ses livres de classe réunis par un élastique. A des coins de bistrot, dans Paris, où l’on vend des hot-dogs, des vrais, c’est-à-dire des hot-dogs français ! Et puis j’aime les odeurs d’ici. Et les gens ne sont pas de véritables gens. Y a du martien dans leur allure. Ils arrivent de nulle part, ne vont nulle part, ne pensent à rien. P’t’être sont-ils immortels, p’t’être surtout qu’ils n’existent pas. On les aura inventés dans un cauchemar. Un con qui a bu trop de bière. O temps, suspends ton vol, et vous, heures… Dis, tu crois que le mec qui a écrit ça et qui débarque chez saint Pierre est logé à la même enseigne que celui qui n’aura fait que péter le long de son existence ? Ce serait cruel, non ?
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