La personne en question atteint le bout de mon champ visuel. Elle claudique. Vêtue de fringues noires, elle porte une sorte de sacoche en bandoulière, d’où elle extrait des prospectus roses qu’elle plie en deux pour les introduire dans les boîtes accrochées aux grilles des pavillons.
J’empare les jumelles. Fectivement, celles-ci dissipent l’illuse. C’est bien d’un homme qu’il s’agit. Ses joues rasées de près sont bleues de barbe, comme l’écrirait la comtesse de Paris et Grande Ceinture, qui en a également. De plus, la distributrice de prospectus a des épaules de routier et des pinceaux qui lui permettent de conserver la position verticale pour dormir.
L’envie me point de me sabouler en grande vitesse pour aller bavarder avec ce personnage. Seulement voilà : je suis plus faiblard que le mec qui vient de traverser l’Atlantique en pédalo après avoir oublié sa musette de ravito.
— Fonce ! enjoins-je à ma bichette d’amour. Suis ce type et tâche de voir où il crèche !
Pendant qu’elle saute dans son jean, je prends de l’affiche et le lui tends.
— Surtout, fais gaffe de ne pas le paumer !
Je la regarde vélocer, depuis la fenêtre. La nuit est à peu près tombée et l’avenue Marie-France Dayot se pare de grisailles vaporeuses.
La gamine sort en trombe de l’immeuble et bombe en direction de la fausse bonne femme que, désormais, je ne puis plus apercevoir.
Vanné par mon nouvel effort, je me recouche, haletant.
Je crois « qu’ils » ont raison, tous : j’abuse !
Après une plombe d’attente, Edith n’est toujours pas de retour. Lors, un remords me taraude. N’ai-je pas commis une nouvelle imprudence en envoyant cette gamine filer un suspect ?
Manière de me requinquer, j’appelle la maison où Félicie, morte d’angoisse me répond :
— Mais, mon grand, tu n’y penses pas ! Quitter l’hôpital, dans ton état !
— Ne te tracasse pas, m’man, je suis dans une clinique privée tout ce qu’il y a de smart. Le ministre, qui m’a obligé de me planquer par mesure de sécurité. Sitôt que je pourrai te donner mon adresse, je le ferai. Tu as pu obtenir des renseignements à propos de Béru ?
— Je pense, oui.
— Alors ?
— Il semble qu’il a pris un taxi de sa propre initiative ; la voiture était une 404 blanche.
— Formide ! Tu sais que tu es une collaboratrice super, m’man ! Je vais illico communiquer le tuyau au service compétent.
— Antoine, mon chéri, on te soigne bien, au moins ?
— Un vrai chapon, m’man !
La comparaison n’a rien de rassurant car les chapons sont élevés pour être mangés.
Le gazier de la roulante est un évasif. D’abord il ne me connaît pas et m’a enjoint de répéter mon blase, ce qui incite à la modestie. Comme il manque par trop d’empressement, je lui dis de me passer l’officier de police Rondebière, ce dont il s’acquitte avec la promptitude d’un mouton auquel on ordonnerait de sodomiser la louve de Rome.
Ayant obtenu l’intéressé, je lui demande d’où sort la crevure bougonnante à laquelle je viens de parler. Il m’apprend qu’il s’agit d’un nouveau. A quoi je rétorque que cézigue va devenir un ancien dans les meilleurs délais car je vais m’occuper de sa carrière dès que je serai sur patte. Cette bile épanchée, je lui ordonne de me retrouver le taxoche ayant chargé Bérurier devant son immeuble le jour de sa disparition, lui communique les renseignements à ma dispose.
J’ai juste le temps de raccrocher avant de perdre conscience. C’est pas ma joie de vivre en ce moment. J’aurais dû repeindre notre tonnelle au lieu de m’élancer dans cette croisade en comparaison de laquelle celle de Godefroi de Bouillon n’était qu’une « extension » des Croisières Paquet.
Je refais surface biscotte quelqu’un vient de pénétrer dans ma chambre. Je reconnais Sébastien, le taulier.
— Excusez-moi, murmure-t-il, je voulais savoir si vous auriez besoin de quelque chose ? Mathilde, ma serveuse, dit qu’elle vous a entendu gémir.
— Je devais rêver, désarticulé-je.
— Vous ne voulez pas un potage ?
— Pas faim.
— Vous savez que vous n’avez pas l’air brillant du tout. Selon moi faudrait vous hospitaliser.
— Vous rigolez. Une nuit de sommeil, et demain je serai beau comme une bite fraîche !
— N’en tous les cas, vous devriez boire.
— D’accord.
— Je vous fais monter une tisane ?
— Plutôt du champagne. Je le voudrais bien frappé et servi dans un verre à bière.
Il me mate en déroutance, pensant qu’il y a du ramollissement sous ma coquille.
— Vous croyez ? bée-t-il.
— Quand j’en bois seul, c’est ma façon de le savourer. Je déteste qu’on me le serve dans des flûtes ; j’ai un côté ogre, mine de rien.
— Bon, si vous pensez. Mais faites-moi plaisir : grignotez quelques biscuits à la cuillère en l’éclusant.
— Je préfère du sauciflard.
Du coup, le cher homme radieuse.
— Ah ! ça, c’est bien, et je vais vous mettre également une tranche de mon pâté de la Sarthe ; on ne sait jamais : la pétit vient en mangeant, comme dit le poète !
En fin de compte, c’est un confortable repas que m’apporte Mme Rose, l’épouse du taulier. Elle ressemble à un sac de pommes de terre qu’on aurait essayé de serrer à la taille. Elle est quasiment chauve et son pif en forme de gant de boxe s’orne d’une monstrueuse verrue qui pourrait en figurer le pouce.
Sa vue ne stimule pas mes muqueuses défaillantes, au contraire. Elle a un regard batracien, frangé de cils en poils de porc, et des lèvres pendantes qui eussent été davantage décoratives entre ses jambes que sous son tarbouif. Néamplus, je m’efforce de sourire à cette personne étrange venue de nulle part.
— Mon époux m’a dit comme quoi vous n’alliez pas fort, me fait-elle d’une voix aussi mélodieuse qu’un appareil à broyer les ordures. Alors je vous apporte une spécialité de ma région : « L’Elixir catégorique du Père Flatule ». Si vous en prendrez une cuillerée à soupe ce soir, et une aut’ demain au réveil, je vous garantille que vous serez complètement nérégéré.
Mon premier élan est pour lui dire de carrer son flacon bleu entre ses miches où il pourrait aisément passer pour un suppositoire de gala, mais il y a une telle ferveur sur cette bouille de cul, que je préfère avaler son breuvage sans tergir le verset. C’est bizarre : goût d’amande, de noix vomique, de corne brûlée, de jus d’huîtres et de chaglatte en jachère.
La dame est satisfaite de ma prestation.
— C’est très bien, assure-t-elle ; l’effet ne tardera pas à se faire sentir, je vous le promets.
— De quelle région êtes-vous ? m’informé-je.
— De la Haute-Loire.
Elle s’emporte, satisfaite. Que juste alors je me mets à repenser à la fausse infirmière qui voulut me « piquer » la nuit dernière, à la manière qu’on pique son bon clébard au moment des vacances parce que les chiens sont interdits de séjour à la « Pension des Blanches Roches ». Je fantasmagore. Me dis : « Et si cette grosse vachetée était également chargée de me détruire ? Suppose que la dégueulasserie que tu viens d’absorber soit du bouillon d’arsenic ? »
Mon imaginaire prend le pas, tu vois. C’est fréquent lorsqu’on vit des choses pareillement exceptionnelles en venant de se faire retirer une fève blindée du soufflet.
Je souffre en souplesse. Me suffit de ne pas remuer pour que la douleur devienne conciliante. Je mate une mutine araignée qui prend ses repères au plaftard avant de dresser sa tente. Tout vaque à sa vie. S’agit de l’assurer aux dépens des autres ; c’est l’inexorable loi de ce qui existe. Mille questions que je ressasse m’affluent dans le cigare, me sollicitant de leur fournir une réponse valable.
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