Frédéric Dard - Grimpe-la en danseuse

Ils cheminèrent ainsi jusqu’à la ville. Béru fila au Miramar où il apprit des employés l’absence de son valeureux chef. Quant à Jérémie, il gisait encore, épuisé. Après un temps de désappointement, suivi d’un autre (à peine plus long) de réflexion, il se dirigea vers « la maison hantée ».

Il vit un 4×4 stationné devant la grille. Le véhicule avait son hayon ouvert. L’Hénorme coula un regard à l’intérieur et aperçut Salami endormi. Un méchant détail fit se cabrer le puissant auxiliaire de San-Antonio : une pièce de fonte se trouvait attachée au collier du chien.

— De Zeus ! grommela Sa Majesté ; ça s’rait-il-t-il qu’on veuille noyer c’pauv’animal ?

Son cœur décrivit une volte de manège équestre dans sa poitrine.

— ’coute-moive, la vieille, chuchota-t-il galamment à sa conquête. Faut qu’ j’allasse m’rend’ compte de c’qui s’passe à l’intérieur. Toive, tu vas faire l’ pet dehors. Si j’tardasserais trop à reviendre, va préviendre les flics et dis-leur qu’a une oubliette dans la douche d’la salle d’bains. T’t’rappell’ras ?

Elle assura « qu’oui ». Ce gros type brusquement débarqué dans sa vie, sa chaumière et sa chatte, la subjuguait avec son énorme paf et sa volonté inflexible et genouflexible.

Dès lors, Bérurier s’attaqua à la porte d’entrée qui n’avait rien à lui refuser. Après un délai des plus courts, il put pénétrer dans l’étrange pavillon.

La cage d’escadrin était éclairée et des voix lui parvenaient d’en haut.

Le bon Mammouth se félicita de ce que les marches fussent en grès. Il largua les godasses prêtées par la veuve, d’énormes ribouis ayant appartenu à son défunt époux, et monta précautionneusement à l’étage. La porte de la première chambre béait, de même que celle qui la séparait de la salle d’eau.

Il risqua un regard et aperçut un couple accroupi devant un tapis roulé. Muni d’un canif, l’homme tranchait les cordes qui le liaient.

Quand il eut achevé, il déroula la carpette, aidé de la fille. Au centre, un corps. Alexandre-Benoît reconnut San-Antonio. Il éprouva un vertige, et un cri immense, qu’il n’arrivait pas à extérioriser, gonfla sa poitrine.

Comme il se ruait vers lui, l’homme, un personnage grand et blond, au regard d’albinos, actionna une manette en forme de robinet et le récipient s’écarta pour découvrir un puits.

Le rush inopiné du gros homme le stupéfia.

Sa compagne décrivit un demi-tour en portant la main à la poche de sa veste d’été qu’alourdissait un revolver. Le Taureau fou la chargea avant qu’elle n’ait eu le temps de le dégager. Ce qui s’opéra alors ne pourrait être décrit que par un ralenti cinématographique.

En décomposant le mouvement, on se serait aperçu que le Soudard la télescopait plein cadre et la renversait. Simultanément, le compagnon de la fille manœuvrait la fermeture du puits. Celle-ci s’opérait assez rapidement. À cet instant, Astrid avait la tête au-dessus du trou. Il se produisit un craquement hideux : sa boîte crânienne éclata sèchement, et j’ai trop de talent, crois-moi, pour te sortir la piètre métaphore de la coque de noix.

Lorsque le bac de la douche se remit en place, seul le tronc de la femme subsistait, sa tête sectionnée était allée rejoindre les trépassés du charnier.

— D’accord, murmura ce Dodu, a m’surait vingt-cinq centimètres d’trop. Mais quand même…

Anéanti, son compagnon fixait le corps sanglant avec des yeux fous.

— T’as gagné l’ canard, hein, mon pourri ? fit Bérurier d’un ton mort.

D’un élan imprévisible, il lança son pied droit dans les bourses du blondin [18] Mon pauvre Antoine, va ! Si tu savais combien je t’évoque la mémoire ! qui exhala une plainte pareille à un râle et fléchit sur ses genoux. Sa Majesté ne lui laissa pas le loisir de récupérer. Il continua de shooter dans les génitoires de l’autre à grands coups appliqués, faits pour détruire. Sa victime gisait depuis longtemps sans connaissance qu’il cognait toujours.

Il l’aurait réduit à l’état de cataplasme, d’abord et d’ectoplasme ensuite, si une voix faible n’avait murmuré :

— Le finis pas tout de suite, Gros. J’ai des choses à lui demander !

— Sana ! hurla le Touffu en s’abattant sur son ami.

Alors, un peu comme dans Aragon, la Diane belge sonna.

Les perdreaux d’Albert II, prévenus par Hortense en alarme, arrivaient, toutes sirènes hurlantes.

C’était le titre d’une rubrique lue jadis dans je ne sais plus quel baveux. Elle aurait mieux fait de se tituler : « De rien de rien », car on n’y lisait pas grand-chose, et moins que ça. Je le reprends pour te conclure ce book si plein de bruit et de fureur.

Note, je pourrais y aller au délayage. Te dégauchir encore une douzaine de chapitres extensibles en dilatant le bidule subsistant. N’à quoi bon ? Dans un polar de ce niveau, quand t’as eu droit au pourquoi du truc, ne te reste plus qu’à passer les serviettes chaudes, kif à la fin d’un repas chinetoque, et à préparer ta bite pour aller tirer une péteuse.

Pour t’en reviendre, trois jours après les péripéties que tu as suivies, nous sommes réunis au Bistrot Saint-Honoré , rue Gomboust, où je savoure, moi si tellement amateur, les meilleurs œufs en meurette du monde et de sa périphérie. Le patron remue son gabarit de colosse dans une cuisine de quinze mètres carrés qu’il transforme en palais de l’Enchanteur Merlin, tandis que la gentille Babeth, sa dame, distribue ses sourires et ses pots de julienas à la ronde.

J’ai rassemblé dans ce lieu délicat les protagonistes de mon historiette : Jérémie, Pinuche, Mathias, Béru, sans oublier le merveilleux Salami dévolu chef de table. Sa serviette passée dans son collier, il mange sans gloutonnerie une solide entrecôte accompagnée de spaghettis spécialement cuits à son intention.

Tous les six, éclopés ou pas, nous dégustons la jaffe bourguignonne dont les fumets ensorcellent…

Le Rouquin et la Vieillasse sont les seuls à se sentir dans leur assiette. Le Noirpiot, Béru, ma pomme, péclotons, profondément affectés par l’abasourdissante aventure que nous venons de vivre. Les récentes nuits ont été animées ; la « maison de l’au-delà », comme l’a baptisée un journaliste bruxellois, m’aura marqué pour le restant de mes jours. Battrais-je le mémorable record de Mathusalem (969 ans), que je me rappellerai cette grille de retenue dans les profondeurs du cours d’eau de l’enfer, avec les cadavres accumulés par le courant, pressés, décomposés, formant une monstrueuse pâte dont j’éprouve toujours le contact sous mes pieds et le long de mes jambes. Aux dernières nouvelles, les auxiliaires de la police ostendaise auraient déjà dénombré plus de cent cinquante corps !

Un frisson me parcourt, écrirait-on dans les livres chargés de détremper les petites culottes des lycéennes d’avant Mai 68.

— Tu as froid ? s’inquiète La Pinasse auquel rien n’échappe concernant la maladie.

— Non, c’est la volupté ! Ces œufs sont proprement fabuleux.

— J’ai enfin découvert qui était la femme emmurée avec le général allemand ! s’exclame le Rouquemoute.

— Que ne le disais-tu-t-il !

— J’ai mis deux types très « affûtés » sur sa piste. Il s’agit d’une certaine Liselotte Stupfer, maîtresse et collaboratrice du général Karl Hecht. Elle avait le grade de lieutenant. On l’a portée disparue à la suite d’un raid américain qui a rasé son quartier ! Les empreintes du cadavre momifié, et surtout sa denture, ont été révélatrices de son identité.