— À présent, nous allons te haler, le Frizou et moi, lancé-je ; fais-toi léger !
— T’inquiète pas, je viens de licebroquer ! ricane le all-black .
* * *
Tu nous verrais, dans ma suite du Miramar , tous les quatre (Salami en est, œuf corse). Trempés, égrotants, claquant du râtelier, contusionnés de partout.
Le bal des Epaves !
On s’en tamponne, des tapis, des sièges recouverts de velours frappé !
Le frigo est mis à sac. Chacun se biche son élixir préféré : Aloïs boit de la bière danoise, Jéjé du rhum, moi de la vodka, et mon pauvre chien bouffe des gaufrettes salées.
Ensuite de quoi, nous décidons de prendre le bain du siècle.
Le Chleuh rejoint sa base et donc sa Teutonne bien-aimée. Je fais couler celui de mon pote. Lui prépare des trucs chauds et veloutés, pleins de baumes odorants, de mousse arachnéenne. L’aide à s’y allonger.
— Merveilleux, balbutie-t-il d’un ton de bonheur indicible.
Pendant qu’il macère, je m’offre une douche sauvage : mille aiguilles me criblent la viande, brûlantes au début, tièdes, puis glacées ensuite. Je pourrais tituler cette soirée abasourdissante : « Histoire d’eau ». Ne parviens pas à m’arracher à cette flotte domestiquée après mes tribulations dans la fange et la pourriture.
Le visage offert à cette averse bienfaisante, les yeux clos, je me mets à penser très fort à ma Féloche. Comme elle doit morfondre, sans nouvelles du Prince.
Sais-tu que c’est un beau fumier, ce monarque de son cœur ?
Saisi d’un je-ne-sais-quoi, mais violent, je sors de mon averse, enfile un peigne noir, je veux dire : un peignoir, et fonce au turluphone.
Je vais y en casser une savoureuse.
À l’autre bout, son bigophe ne sonne qu’une fois, une seule. Preuve qu’elle ne dormait pas, malgré l’heure industrielle.
— Antoine ! dit-elle.
Puis éclate en sanglots.
Je manque mourir de honte.
Comment ai-je pu la laisser plusieurs jours sans nouvelles, ma vieille chérie d’amour ?
Maudit sois-tu, fils indigne !
Le meilleur de tous les êtres, celui dont tu peux être assuré qu’il ne te trahira jamais, t’attend à chaque seconde de sa noble existence, espère un mot, un signe de toi. Et au lieu de lui accorder cette aumône, tu suis ta route frelatée sans daigner te pencher sur sa pathétique tendresse.
Ce que je lui exprime, c’est du hors antenne. Pas publiable. Mon cœur au ralenti, you see ? Le trop-plein d’âme.
N’à mesure que je dévide, d’autres mots affluent. Y a qu’à laisser se dérouler le moulinet, un gros poisson d’amour est ferré à l’autre bout. Je laisse du mou pour me donner l’occasion de tout lui dire.
Ça se poursuit pendant une plombe, cette scène d’expiation.
Je perçois un bruit, me retourne. Jérémie est derrière moi, tout nu, avec sa toison à ressorts et sa big chopine façon poste à essence.
Elle pleure en m’écoutant, la vigie des cocotiers.
Putain, c’est si larmouillard, ce que je débite ?
Le Mâchuré fait deux pas de plus et tend la main pour que je lui remette le combiné.
— Maman Félicie, c’est Jérémie ! il bredoche. Votre grand connard de garçon me fait chialer. Il vous aime, vous savez. Vous représentez l’essentiel de sa vie.
Il bonnit encore. On baigne dans une émotion intarissable (d’Olonne). Musicale, il me semble. Y aurait de quoi se montrer gêné par tant d’impuderie. Mais non, au contraire, elle fait du bien à entendre.
Il se tait brusquement, à cause d’un cri que vient de pousser m’man.
— Qu’y a-t-il ? m’inquiété-je.
Elle paraît dans tous ses états, ma vieille.
Alors, il me rend l’appareil.
— C’est re-moi, m’man, qu’est-ce que tu as ?
Elle suffoque comme lorsqu’on a trop de choses importantes à dégorger et qu’on n’arrive pas à trouver le bon bout.
— Voyons, ma chérie, ressaisis-toi ! je supplille.
Elle finit par se calmer un peu.
— Je me demande ce qui s’est passé, fait-elle à voix basse. En parlant à M. Blanc, j’ai eu une sorte de vision. Pourtant, ce n’est pas mon genre, tu me connais ? C’est la première fois qu’une telle chose se produit.
— Dis-moi…
Elle marque un silence troublé par sa respiration oppressée.
— C’est tellement fou ! soupire-t-elle d’un ton effarouché.
— On ne peut rester sensé toute sa vie sans une défaillance de temps à autre, plaisanté-je. Raconte, ma poule.
Encouragée, vaincue, elle parle.
Ce qu’elle me dit ?
Je te préviens, Lucien, tu vas en prendre plein les socquettes.
— Je vais avoir du mal à reconstituer cela, murmure-t-elle. J’ai vu brusquement une villa avec des briques rouges et des faïences autour des fenêtres.
La molette de mon anus se bloque. Ce qu’elle énonce, ma chère vieille, c’est le pavillon d’Astrid, non ?
Elle continue :
— J’ai vu arriver une grosse voiture haute sur roues. Un couple en est sorti. Un homme très blond, une femme très grande.
Je stupéfie crescendo. C’est Astrid, avec son gazier, qui me casse des boutanches de bourgogne sur la coiffe, qu’elle narre.
— Ils ont sorti un tapis du coffre de l’auto et l’ont coltiné dans la maison, continue ma mère très aimée. Ils sont montés au premier étage avec leur charge et se sont rendus dans une salle de bains.
Nous nous défrimons, le gars Jéjé et moi, nous demandant si c’est du lard ou du cochon, dirait puis ma grand-mère.
À n’y pas croire, n’est-ce pas, Grégoire ?
Ne vadrouillerions-nous point dans la quatrième dimension ? Pt’être même la cinquième, si chère à Beethoven !
— Et après ? je blagadoche d’une intonation misérabonde.
Le ton de ma chérie s’affermit. M’est avis qu’elle sort de son hypnose passagère.
— Je… je ne sais plus très bien. Je vois encore une douche avec son rideau déchiré.
C’est vrai qu’il y avait un fort accroc à celui de la villa « Look ».
Félicie émet un petit rire frêle.
— Voilà, ajoute-t-elle, soulagée : c’est terminé. Tout est normal à présent. Mais quelle sale impression ! Je n’aimerais pas devenir médium.
Ce tubophone avec diffuseur incorporé est commode, t’as pas besoin de résumer ta converse pour affranchir un tiers.
— Tu permets ? demande le Noirpiot en cueillant le combiné dans ma dextre.
Il rassure :
— Ne vous tourmentez pas, madame Félicie ; c’est à cause de moi que vous avez eu ces visions. Ma jeune sœur, Cadillac V 12, est médium, et une partie de sa voyance m’a été impartie quand elle a eu atteint la puberté. Ce don, chez moi, n’est pas direct, mais passe par le truchement d’une personne réceptive, comme vous… Je vous explique : ce que vous avez décrit, c’est moi qui le percevais sans être conscient et j’en ai imprégné votre esprit. Dans mon village, au bord du fleuve Sénégal, on appelle ce phénomène le Jaka Tali . Il est réservé à des êtres dotés d’une extrême sensibilité. Si nous n’avions pas communiqué à cet instant, jamais il ne se serait produit sur vous.
Je bigle mon pote, impressionné jusque dans ma périphérie testiculaire. Ainsi, non seulement l’homme de race noire est l’ancêtre de l’humanité, mais il détient, de surcroît, les dons les plus mystérieux.
Bonsoir, maman.
Retourne te coucher.
Dors bien et fais de beaux rêves : ton grand t’adore !
Jérémie et Salami voulaient m’accompagner, mais j’ai véhémentement refusé. Pécloteurs comme je les voyais, ça m’aurait meurtri les burnes de les faire remonter en première ligne. Je leur ai expliqué que je ne retournais pas à la villa pour réaliser un remake de la bataille de Verdun, mais pour « guigner ». Et ce, sur la foi « d’une vision ». De quoi débiter des ronds de pine avec un coutelas de boucher ! Je sombrais dans le Nostradamus de fête foraine !
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