Frédéric Dard - Grimpe-la en danseuse

Cependant, cartésien ou pas, je m’y suis rendu.

Maintenant que je la connaissais de combles en souterrains, elle était devenue, pour moi, la concrétisation du « maléfice ». Je me disais que, même si on la rasait, elle demeurerait une sorte de bastion maudit. Que si le Diable existait et siégeait quelque part, ce ne pouvait être que dans ce pavillon d’apparence innocente.

L’air de la nuit fraîchissait ; les bouffées qu’il véhiculait puaient le cadavre en décomposition. Du moins « mon subconscient » en détectait-il l’ignominie.

Il n’y avait plus de circulation, et même en stationnement, les bagnoles parcimoniaient. Aucune ne se trouvait aux abords de la villa « Look ».

Je me suis blotti dans un renfoncement pour la contempler sans être remarqué. Close et noire, seul brillait au clair de lune l’éventail de verre surmontant l’entrée.

Au bout d’un long temps d’inertie, j’ai éternué. Ç’a été un déclic : d’un pas mécanique, j’ai traversé la chaussée afin de pénétrer dans la maison. Je la savais par cœur et n’avais pas besoin de loupiote pour m’y diriger.

Le salon.

Un fauteuil Voltaire dont les bras perdaient leur cloutage m’accueillit. Je m’y installai, me relaxant un max. Nonobstant la sinistresse pomponnée de l’endroit, je m’y sentis bien. J’avais besoin d’opérer un survol complet de cette histoire. En la démarrant au moment où le général Karl Hecht fut amené ici avec sa cage à oiseau, pour y être trucidé. À cette époque, le vacarme du torrent épisodique ne se produisait pas. Plus j’y pense, plus je suis convaincu que le grand-père d’Astrid ignorait la présence du puits, sinon il ne se serait pas fait éclater les varices en créant une sépulture dans un faux conduit ! À propos du puits : pourquoi son orifice est-il situé au niveau d’un premier étage au lieu du sous-sol ? Emplacement complètement illogique, non ?

Ça coince, y a pas !

Mais casse la tienne, dirait mon amnésique de Béru. Le fugueur teuton arrive ici. Fut-il guidé ou accompagné par la femme découverte avec lui ? J’ai déjà dit quelque part qu’il devait, outre sa cage truquée, trimbaler sur soi un beau pactole de sterlings ou de dollars, ce qui a provoqué son assassinat. S’il avait eu ballepeau, le couple de grands-parents l’aurait balancé à la Kommandantur ; seulement les deux rapaces ont voulu griffer le magot !

Ensuite ?

Ben la guerre s’achève. Pépère devient hémi ou para (plutôt) plégique. Le temps s’écoule. Les deux ancêtres clabotent près des deux cadavres emmurés. Blanche, leur fille, après un mariage plus ou moins raté, vient s’installer ici. Dans quelles conditions ? Pour y mener quelle existence ? Comment a-t-elle élevé Astrid ? Mystère !

Quand on commence à se poser des questions, par salves, on est vite submergé.

J’interromps mes gambergeries un instant pour tendre l’oreille aux bruits urbi et orbi. Silence. Pourtant, il m’avait semblé… Mais oui : on gratte à la porte. Je vais déponer. Rien face à moi. Je baisse les yeux : Salami ! Il est tout bancroche, mais présent ! Il souffre et pousse de courtes plaintes inescamotables.

— Vous ici ! théâtralisé-je. Au lieu de vous reposer !

Le cador entre sans m’accorder le moindre regard, gagne le salon. C’est fantastique, l’odorat de ces animaux, pour nous, juste capables de détecter des odeurs de pets ou de soupe aux choux. Nous sommes, comparés à eux, des infirmes de l’odorat.

Il se couche près de mon fauteuil et, exténué, s’endort.

Brave toutou, si courageux, si pugnace ! Du bout des doigts j’effleure son pelage rêche, un tantinet huileux. Il émet un soupir d’aise dans son sommeil, tandis que je reprends le cours de mon récapitulatif.

Ce qui me trouble, au sujet de cette foutue baraque, c’est le puits. Il n’a pas été foré « après » sa construction, cela aurait été impossible. Donc, on a bâti le pavillon par-dessus ! Elle date de quand, cette crèche ? À vue de pif et compte tenu de son architecture, je la situerais début de siècle. Qui l’a fait bâtir ? Va falloir tirer la chose au clerc, dirait un de mes amis notaire [16] Je la replace à tout bout de champ, celle-là, parce que l’un de mes meilleurs amis est réellement notaire. .

Qui a eu l’idée d’en faire une fosse commune ?

Autre chose : pourquoi cette espèce de torrent qui gonfle par instants a-t-il surgi voici environ vingt ans, qu’est-ce qui le rend sporadique, d’où provient-il ?

Attends, Fernand, c’est pas terminé, oh ! que non. Dans mon coffre à idées, c’est aussi tumultueux que dans les profondeurs mystérieuses de cette maison. Qu’est-ce que la bande organisée de Londres trafique avec la quiète (en apparence) villa « Look » ? Comment a-t-elle appris ce que contenait la cage à oiseau qui poireautait dans cette pièce depuis un demi-siècle ?

Y a de quoi phosphorer, tu ne trouves pas ?

Alors, je gamberge.

Et quand on gamberge trop longtemps dans le noir, on finit par s’endormir, t’as remarqué ?

Elle allait, le coup de pédale aérien. Sa jupette, soulevée par le vent de la vitesse, découvrait ses longues cuisses musclées. Ses lèvres charnues, retroussées par l’effort, lui composaient une expression mi-amusée, mi-douloureuse.

Les côtes sont plutôt rares, dans la périphérie de Bruxelles ; cependant, certaines déclivités innocentes constituaient des « coupe-pattes » qui la forçaient à se mettre en danseuse pour les escalader.

Comme elle atteignait le haut d’une petite pente, elle s’aperçut qu’un chien la suivait avec difficulté. Un basset-hound aux trois couleurs réglementaires : blanc, noir et fauve. Outre sa morphologie « rase-mottes », l’animal souffrait d’un handicap supplémentaire : il portait un fort pansement à la patte avant gauche, qui lui ôtait sa vélocité de chasseur.

La Belle stoppa au sommet de la rampe pour attendre le blessé. Celui-ci semblait au bord de l’exténuement ; il se coucha sur le talus dès qu’il l’eut rejointe.

— Mais je te reconnais ! s’exclama la jeune femme. Tu es le chien de San-Antonio !

Le clebs fouetta l’herbe de sa queue.

Du coup, elle descendit de vélo pour s’approcher. Lui caressa la tête des oreilles au museau. Il fut sensible à cette marque d’intérêt et lui octroya un coup de langue sur la main.

— Comment diable te trouves-tu ici ? murmura-t-elle, passablement troublée.

Salami n’eut pas envie de se perdre en explications. Il reprit sa posture abandonnée.

La cycliste regarda autour d’elle, quêtant une inspiration.

— Tu pourrais tenir dans le panier à provisions de mon porte-bagages ? questionna-t-elle.

Il acquiesça d’un bref jappement. Lors, elle bloqua sa bécane contre un panneau de signalisation et vint se saisir de l’animal.

Bien qu’il y mît du sien, son installation dans la corbeille ne fut pas une mince affaire. Il souffrait beaucoup et poussait des gémissements dès que sa patte blessée heurtait un quelconque obstacle. Astrid, heureusement, agissait avec douceur.

Lorsqu’il fut en place, elle enfourcha la selle de cuir, opération qui captiva le basset, lequel, un instant, eut une vision charmante qui le fit saliver.

Cahin-caha, ils partirent. La bicyclette bleue [17] Clin d’œil à ma charmante amie, Régine Deforges. décrivit quelques embardées avant d’acquérir sa vitesse d’équilibre.

Quand elle eut atteint la bonne allure, le danger de chute devint inexistant. Salami oublia ses maux pour se laisser emporter par la griserie du moment. Il faisait doux, sa compagne sentait bon. Il s’abandonna à la félicité de la promenade jusqu’à passer un léger coup de langue dans l’entrefesses de la pédaleuse de charme qui en gloussa de plaisir.