Ils achevèrent leur randonnée une heure plus tard.
La jeune femme habitait non loin du Bois de la Cambre, une maison particulière de belle allure, dont le grand jardin était cerné d’une grille aux piques belliqueuses. Elle cala sa bicyclette contre le perron et saisit le basset à bras-le-corps pour le descendre. Ce faisant, elle constata que son passager bandait démesurément, n’en fut ni flattée ni dégoûtée. La promiscuité des hommes et de leurs frères « inférieurs » engendre fatalement des phénomènes de nature.
Quand ils eurent gravi les marches, un serviteur à la peau bistre vint annoncer qu’un « monsieur » l’espérait au salon. Elle s’y rendit immédiatement et son plaisir fut grand d’y découvrir San-Antonio. Nonobstant la désagréable péripétie ayant mis fin à leur brève liaison, elle conservait de ce fringant policier français un souvenir troublant. Pas mal de sa personne, plein d’un charme enjoué, il faisait l’amour avec un brio difficile à oublier.
— Je ne me rappelais pas vous avoir laissé mon adresse, fit-elle en lui offrant sa bouche charnue.
Il n’eut qu’à se hisser sur la pointe des pieds pour la cueillir.
— Chère belle âme, répondit le galant, il n’est guère difficile de retrouver une personne dont on possède l’identité, surtout lorsqu’on exerce ma profession.
Puis il s’enquit, montrant Salami :
— Comment se fait-il que mon chien soit avec vous ?
— Il me suivait. Comme il était blessé, je l’ai pris sur le porte-bagages de ma bicyclette.
Elle regardait son front suturé.
— Votre blessure se cicatrise ?
— Celle de la chair, oui, mais pas celle de l’amour-propre, repartit le héros.
— Oh, oh ! Envisageriez-vous une quelconque vengeance ?
— Nourrir des sentiments aussi mesquins, se récria le chef de la Police, grand Dieu non ! Je souhaite simplement exprimer à votre ami le point de vue d’un homme agressé par surprise. Mais rien ne presse.
Ils se dévisagèrent un instant avec complaisance.
Elle murmura :
— Vous avez prolongé votre séjour en Belgique ?
— Votre pays a du charme.
— Vous comptez y rester un certain temps ?
— Jusqu’à ce que j’aie élucidé les mystères de votre maison familiale d’Ostende, chère Astrid.
Le visage de la jeune femme devint grave. San-Antonio nota qu’une forte veine grossissait sur sa tempe droite tandis qu’une expression d’épuisement défaisait ses traits.
— Vous parlez de ces fameux bruits ? demande-t-elle.
— D’eux et du reste, jeta San-A. avec désinvolture.
— Du reste ?
— De TOUT le reste.
Il continuait de sourire.
— Vous me permettez de m’asseoir, darling ? Je viens de vivre des péripéties exténuantes.
Elle fit le geste qui convenait à pareille requête et prit dans une boîte de cristal une dragée qu’elle offrit au chien. Son visiteur prit place dans un énorme fauteuil de cuir faisant songer à un hippopotame somnolent.
— Je fais un métier éprouvant, reprit-il. Parfois, je l’assimile à celui d’un défricheur de brousse se frayant un passage dans la sylve à coups de machette.
Salami exténué, se prit à ronfler près d’un important porte-parapluies d’inspiration chinoise. Son bruit était cocasse.
— Que puis-je vous proposer ? demanda la longue fille.
— La botte ! répondit-il du tac au tac, car la fatigue me donne envie de baiser.
Sa réponse la sidéra. Jusqu’alors il se comportait avec elle de manière certes hardie, mais sans se départir de ses façons enjouées.
Astrid le considéra d’un œil incertain.
— Je vous trouve bizarre, finit-elle par murmurer. Auriez-vous bu ?
— Non, rassurez-vous : j’ai toute ma tête, comme disent les bonnes gens. Puis-je vous poser une première question ?
— Pourquoi première ?
— Parce qu’elle sera probablement suivie de beaucoup d’autres. J’aimerais savoir ce qui vous a incitée à me faire venir à Ostende ?
— Je tenais à vous montrer ma maison hantée.
— Cela s’appelle jouer avec le feu, ma chère.
— Je ne comprends pas…
San-Antonio lissa entre le pouce et l’index le pli tranchant de son pantalon.
— En réalité, reprit-il, quand vous avez su ma profession, la peur vous a saisie. Vous n’avez pas cru à la fortuité de notre rencontre et avez pensé que les polices européennes s’intéressaient à vous. Alors vous avez joué le tout pour le tout en m’amenant dans votre foutue bicoque. La maison hantée ! Qui donc vous aurait soupçonnée par la suite : c’est VOUS qui me l’aviez montrée !
Elle détourna les yeux et répéta :
— Je ne comprends pas.
— Cela va être votre système de défense, ma grande ?
Elle lui décocha un regard venimeux qui s’éteignit instantanément.
— En somme, de quoi m’accusez-vous ?
— Très bonne question. Disons que, pour commencer, je vous accuse de tout. Ce sera à l’instruction de répartir les charges entre vous et vos complices.
Elle s’écria :
— Mais quelles charges ?
Il cessa de sourire et déclara d’un ton plein d’une violence mal contenue :
— Le nombre de gens assassinés dans le cours d’eau souterrain ne va pas être facile à déterminer, vu leur état de putréfaction !
Il se produisit un affaissement chez la femme. Pendant un moment, elle fut absente de la conversation.
— La peine de mort n’existe pas en Belgique, reprit-il. J’ai été l’un des premiers à la combattre. Mais devant des gens comme vous ou Dutroux, je sens croître en moi des incertitudes.
En manière de réaction, elle se pencha et, s’emparant d’un contacteur de TV posé sur une table basse, l’actionna. San-Antonio la considéra avec surprise. Elle pianotait rapidement le minuscule clavier.
Soudain, il se produisit une faible explosion. Le Français se crut happé par un séisme. Le siège opulent dans lequel il s’était assis se mit à gonfler exagérément, au point de devenir un monstre qui l’écrasait, le tordait, l’étouffait littéralement.
Il poussa des cris qui se perdirent dans l’infernal malaxage. Le souffle lui manqua.
Son ultime impression fut qu’il était digéré par quelque abominable estomac.
Malgré ces bruits, Salami dormait toujours profondément, exhalant parfois des soupirs.
Astrid sonna le valet de couleur.
Quand il apparut, elle lui dit, montrant le fauteuil-tortionnaire, que lorsque « ce serait fini », il devrait remettre le siège en état et rouler le mort dans le « tapis de transport ».
L’ancillaire acquiesça.
Bérurier allait de sa démarche plantigradeuse, escorté de la mère Hortense aux bas tire-bouchonnés. L’hôtesse marchait avec la grâce d’un train de chalands trop lourdement chargés. Elle ronchonnait en flamand, dialecte rigoureusement inconnu du Gros.
À la fin, il se retourna et l’apostropha en ces termes :
— ’coute-moive, la mère. Qu’tu prisses ton panard dans ton jargon, j’veuille bien ; mais qu’tu m’fisses la converse en belge d’aut’fois, j’peuv’pas suiv’.
Son égérie du moment lui décocha au clair de lune un franc sourire auquel manquaient dix-huit dents.
— Tu fas fite ! traduisit-elle. Je, plus vingt ans !
— Personn’ l’r’grette mieux qu’moive, assura le chéri de ces Gorgones. Tu d’vais t’êt’ girond’ quand ton pétrousquin traînait pas su’ tes talons ! Maint’nant, faut t’rassembler à deux pognes les plis d’la babasse pour pouvoir t’encastrer conv’nab’ment.
Elle baragouina de l’inaudible. Il n’y prit pas garde.
— J’sais pas c’dont j’ai eu, soliloqua Alexandre-Benoît, mais j’ai resté des heures sans m’souviend’ d’ rien. Quand l’grand est v’nu dans ta cambuse, j’l’ai point r’connu ! Un monde, non ? Des années qu’on s’pratique. C’t’aprève qu’ça m’est r’v’nu.
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