Au bout d’une plombe (à vue de pif), le vacarme se renouvelle. N’ai que le temps de me plaquer contre la paroi ; un déferlement de flotte est sur le point de m’entraîner. Ça dure ; je suis épuisé, transi. Ma volonté de survie subsiste cependant. Je VEUX m’en sortir. Coûte que coûte.
Enfin, le flot diminue, ses hurlements infernaux cessent. Je reprends ma progression.
Je pourrais t’en filer encore des pages, car mon calvaire se poursuit longtemps. Mais à quoi bon se complaire dans une description montée sur boucle ? Ce qui t’importe, à toi, gentil lecteur qui as le fion dans un fauteuil ou sur une banquette de train, c’est la suite. Car il n’existe qu’une chose qui soit passionnante dans l’existence : l’après. Le présent ne fait que t’en donner le goût.
Or, donc, ayant marché comme un damné (et je pèse mes mots), la récompense m’arrive sous la forme d’un demi-cercle de lumière perdu dans les ténèbres.
Qui a parlé de la carotte brandie devant le nez de l’âne ? Ce glandu de La Fontaine ? M’étonnerait pas de lui. J’ai spontanément eu horreur des moralistes. La seule excuse du pauvre Jean, c’est d’avoir écrit ses bêteries en vers, ça les a rendues plus aisées à mémoriser ; en prose, son œuvre eût été veau, vache, cochon, couvée ! Mais je piétine du narratif en un pareil instant ! Quel autre moudu fais-je !
La lumière, te répété-je.
Et la plus noble qui soit : celle du dehors.
Je bande mon énergie. D’ailleurs que banderais-je d’autre dans un tel dénuement ? La bistougne, tu sais, ça va avec la santé. Dans la détresse, elle n’est plus une compagne valable, ni avalable.
Je titube, chancelle, exténue.
La clarté grandit. Cependant, dirait Doreille, furet à mesure que j’avance, me rends compte qu’il fait nuit.
Pourquoi m’en étonnerais-je ? Il en est l’heure.
Mais achtung : pas n’importe quelle nuit. Celle-là est de juillet, c’est-à-dire presque boréale. Je commence à distinguer la mer sous ses chevaux d’écume lancés à la recherche du casino…
Oui, la mer, au loin. Que je vois danser. Je m’en branle qu’elle soit du Nord, toutes les mers sont les nôtres.
Une énergie nouvelle me porte. J’ai de la flotte jusqu’aux cuisses, pourtant je parviens à courir. L’air du large ! L’air marin ! La douceur angevine !
L’eau monstrueuse de l’immonde tunnel scintille malgré la sanie qu’elle charrie. Elle prend un air d’innocence. Tu paries que les amoureux du clair de lune viennent se débiter des fadaises sur ses rives ?
Je mate alentour. Constate que je suis à quelque distance de la ville, dans un univers de dunes sages. Ne peux rassasier mes soufflets d’oxygène. D.Q.S. Quelle virée en enfer !
La lune pâle semble errer dans un ciel de velours sombre, écrirait Cunégonde Manchakhouil qui est juryste au Fémina Vie Heureuse.
Allons, ne t’attarde pas, Saint-Antoine, mon ami. Pense à ton brave Jérémie blessé, à ton nouvel allié allemand, qui se morfondent au fond d’une caverne insalubre !
Soudain, un sanglot imprévisible m’échappe : je songe à Béru englouti. Probablement gisait-il dans le monceau de cadavres que j’ai escaladé. Qui sait si je ne l’ai pas foulé aux pieds, cet être fruste mais admirable ? Ce qui m’épouvante, c’est de ne plus le « sentir ». Je suis toujours en contact plus ou moins occulte avec les gens que j’aime, comme si des liens mystérieux me maintenaient attaché à eux, nonobstant l’éloignement.
En cet instant, toute « communication » est rompue.
À mon bonheur d’être délivré, succède une sensation de rupture définitive.
— Ô Béru, balbutié-je, mon vieux Béru !
Car les grandes douleurs ne sont pas fatalement muettes !
N’heureusement, la nuit est tiède comme l’entrejambe d’une femme adultère.
Marchant d’un pas raide, je cesse bientôt de claquer du bec et de frissonner.
Me pose des questions. Entre autres celle-ci : que vont penser les gens qui me rencontreront vêtu d’un seul slip détrempé, avec mon crâne ravaudé, en partie rasé et mon physique de théâtre endoloré ? Comment opérerai-je mon retour au palace dans cet accoutrement ? Les flics, c’est couru, m’intercepteront !
Et puis cette autre, encore : que vais-je entreprendre pour récupérer mon Noirpiot blessé et le brave Aloïs ? Seul, il n’y faut pas songer. J’ai besoin d’assistance. Mais à qui la demander ? À mes confrères belges ? Seulement, aller à la Police, c’est allumer la mèche de la big affaire ! Beaucoup trop tôt, à mon avis, ma découverte va déclencher un patacaisse dont on parlera sur les cinq continents, voire sur les océans où on reçoit parfaitement les infos.
En attendant, j’arque en direction de la ville dont les éclairages composent un halo dans le firmament.
Soudain, les dunes franchies, j’avise une maisonnette isolée dans le paysage sans arbres. De la lumière brille aux fenêtres.
« Vérole à cul, me dis-je familièrement, ce serait bien Satan [13] San-A. n’aurait-il pas voulu dire : « ce serait bien le diable » ?
si je ne trouvais là ne serait-ce qu’un vieux sac à me foutre sur le râble… »
Taudis, tôt fait.
Me dirige vers cette humble chaumine, qu’on causait jadis, et toc-toc-qui-est-là !
Une voix épaisse comme de la brandade de morue demande quelque chose en flamand. Probablement pour s’enquérir de « qui-je-suis-qu’est-ce-que-je-veux ».
— Un naufragé ! réponds-je en allemand, langue qui me semble plus adaptée aux circonstances.
On délourde.
J’ai alors devant moi une personne de sexe éminemment féminin, si je m’en réfère au tablier de sapeur qui tapisse son pubis et aux monstrueux nichemards en ballottage sur son ventre de bouddha.
N’estimes-tu pas cocasse, Anastase, que je vienne implorer de la vêture auprès d’une personne entièrement nue ? Si, hein ?
Je commence à raconter un naufrage imaginaire à l’habitante, quand un faible aboiement retentit. Je décris un arc de ciel (ou de cercle) et qu’aperçois-je ?
Tu as deviné ! Eh ben oui, mon pote : Salami !
En animal (je ne puis dire « en personne »), mais dans quel état ! Il est couvert de plaies et porte une attelle rudimentaire à la patte avant gauche. Me voyant, il conjugue ses forces pour tenter de se mettre debout. Impossible ! Le malheureux cador retombe sur le flanc en gémissant.
Tu me verrais précipiter, tomber à genoux devant lui, palper sa truffe tiédasse en lui prodiguant moult paroles de tendresse et de réconfort.
— Que vous est-il arrivé, ami précieux ? Dans quel fâcheux état vous récupéré-je après m’être rongé d’inquiétude !
Son fouet bat le sol en signe de contentement. Moi aussi, j’ai tendance à remuer la queue lorsque je suis heureux.
— Je vais vous transporter en ville où nous nous mettrons en quête du meilleur vétérinaire. Votre patte est cassée ?
À sa manière habituelle, il me dit qu’il l’ignore. En fait il a été cruellement mordu par un gros rat, d’où la raison de son pansement.
— Un rat ! exclamé-je-t-il ; il en est donc dans ces dunes ?
— Non, rectifie le basset : il m’a attaqué dans le souterrain.
— Vous connaissez le souterrain ! Qu’y faisiez-vous ?
— J’y cherchais votre idiot de Bérurier ; ne m’aviez-vous pas donné pour mission de le retrouver ?
À cet instant, une voix retentit derrière des rideaux dissimulant un lit. Une voix grasse, enrhumée, pleine de projets d’expectoration :
— Hé ! la Gravosse ! S’t’ ramènes pas ton michier d’urgence, j’réponds plus d’rien. Av’c la crève dont j’ai attrapée, j’ai l’mandrin qui surchauffe à trop l’ maint’nir à la force du poignet.
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